Ce conte satirique montre le peu que l'on peut attendre de
la Justice ordinaire : il relate les cinq grands types de jugement auxquels
se trouve confronté le justiciable : celui
du chacal (la partialité), du beuf (la crainte), le singe (la haine),
le vautour (la convoitise),
le génie de la forêt (l'injustice flagrante).
Heureusement, le lièvre, dans sa bonté et sa justesse infinie,
arrive aisément à ridiculiser les mauvais juges.
Il était une fois un tigre qui s'était endormi sur
le trou d'un serpent. Le serpent, en sortant, le mordit. Le tigre
mourut au bord du trou. Ce jour - là, un grand ascète
s'en alla mendier sa nourriture et aperçut le cadavre du
tigre. Il eut pitié de lui et le fit revenir à la
vie par son pouvoir surnaturel. Etant ressuscité, le tigre
dit :
J'étais en train de dormir paisiblement dans la forêt,
ma demeure, pourquoi oses-tu me réveiller ? Pour cette
raison, je vais te dévorer.
Le grand ascète protesta :
Tu étais endormi sur le trou du serpent , celui-ci t'a
mordu, tu es mort, je t'ai rendu la vie. Tu dois plutôt
m'en être reconnaissant, mais pourquoi veux-tu me dévorer
?
Le grand ascète et le tigre discutèrent sans aboutir
à un accord et ils allèrent demander justice au
chacal en lui racontant chacun ce qui venait de se passer. Le
chacal réfléchit et se dit : Je vis actuellement
dans cette forêt sous la dépendance de la puissance
du tigre. Si je lui fais perdre son procès, je ne pourrais
plus compter sur lui dans cette forêt .
Pensant ainsi, le chacal décida que le tigre devait manger
l'ermite. Le chacal jugeait avec partialité .
Le grand ascète, n'étant pas d'accord, discuta avec
le tigre et l'emmena au boeuf. Chacun se plaignait comme avant.
Le boeuf réfléchit et se dit :
Si je fais perdre son procès au tigre, il me haïra
et me dévorera .
Alors il décida que le tigre devait manger l'ermite. Le
boeuf jugea ainsi par crainte .
Le grand ascète, n'étant pas d'accord, emmena le
tigre devant le singe. Le singe se dit :
Autrefois, un homme était tombé dans le puits. Mon
père l'avait sauvé en le tirant de là. Un
tigre vint et voulut le dévorer. Mon père l'aida
à grimper dans un arbre et il fut hors de danger. En échange,
cet homme cruel le tua.
Ayant réfléchi ainsi, le singe décida que
le tigre devait manger l'ermite. Le singe jugea ainsi par
haine .
Le grand ascète, n'étant pas d'accord, emmena le
tigre devant le vautour. Le vautour se dit :
Chaque jour, je mange les restes des repas du tigre. Si je
lui fais perdre son procès, il se mettra en colère
contre moi et je ne pourrai plus me nourrir de ses restes.
Ayant pensé ainsi, le vautour décida que le tigre
devait dévorer l'ermite. Le vautour jugea ainsi par
convoitise.
Le grand ascète ne consentit pas à cela et emmena
le tigre devant le génie de la forêt. Le génie
de la forêt se dit :
Les hommes qui voyagent dans la forêt profitent de l'ombre
des arbres, mais souvent ils cassent ses branches, déchirent
ses feuilles, dépouillent ses arbres et les coupent .
Ayant pensé ainsi, le génie décida que le
tigre devait dévorer l'ermite. Le génie jugea ainsi
par égarement. Cette sentence était injuste.
Le grand ascète, n'étant pas d'accord, emmena le
tigre devant le lièvre et lui dit :
Ce tigre dormait sur le trou d'un cobra. Celui-ci, en sortant,
le mord. Il meurt. Je lui enlève le venin et le ressuscite
par mes formules magiques, pensant qu'il va me remercier. Mais
maintenant, pourquoi veut-il me manger ? Faites-moi donc justice
!
Mais le tigre se plaignit ainsi :
J'étais en train de dormir tranquillement dans la forêt.
Cet ascète m'a réveillé. Aussi dois-je le
dévorer. Mais il n'est pas d'accord et m'emmène
devant le chacal qui me dit aussi de le manger. IL n'est pas d'accord
et m'emmène devant le boeuf qui me dit de le manger également.
Il ne consent pas à cela et m'emmène devant le singe
qui me dit aussi de le manger. Il s'y refuse et m'emmène
devant le vautour qui me dit encore de le manger. Il n'accepte
pas cette sentence et m'emmène devant le génie de
la forêt qui me dit également de le dévorer.
Il s'y refuse encore et m'emmène devant vous. Faites-moi
donc justice !
Ayant écouté les paroles du grand ascète
et celles du tigre, le lièvre réfléchit et,
grâce à son illustre intelligence, découvrit
une solution secrète. Il leur dit :
S'il en est ainsi, il faut que le grand ascète et frère
tigre retournent à l'endroit où s'est produite l'histoire.
Et frère tigre doit dormir paisiblement comme auparavant
.
Alors le grand ascète et le tigre partirent, emmenant le
lièvre avec eux. Arrivé à cet endroit, le
tigre se coucha à la même place. Peu après,
le cobra sortit et le mordit. Le tigre mourut au bord de ce même
trou .
Quand le tigre fut mort, le lièvre dit au grand ascète
:
Veuillez regarder ce tigre ! Comme il est immoral, ingrat,
il ne peut pas éviter le mal. Désormais vous ne
devez pas faire de bien au tigre .
Le lièvre jugea ainsi avec équité. Cette
sentence fut loyale et juste .
Texte intégral :