Le Juge Lièvre

texte d'Adhémard Leclère (1912)


Note de Cambodge-Contact
Dans l'esprit des khmers le Juge-Lièvre est le prototype du bon juge, intègre et juste.
Il est lièvre par ce que de telles qualités n'existent pas chez les humains et qu'on ne peut pas se moquer directement des fonctionnaires sans risquer de gros malheurs.
Les contes faisant intervenir le Juge-Lièvre démontre qu'il peut exister une justice non corrompue : Le Juge-Lièvre rend la justice qu'il ait reçu ou qu'il n'ait pas reçu de pot-de-vin...

Ce conte fait intervenir deux juges-fonctionnaires qui vont se trouver ridiculisés par la sagesse du Juge-Lièvre.


Texte intégral :

Deux amis, s'étant entendus, allèrent un matin tendre des pièges dans la brousse. L'un monta au sommet d'un arbre et posa un piège à prendre les oiseaux; l'autre déposa son piège au pied même de l'arbre. Cela fait et bien fait, ils s'en allèrent de compagnie et rentrèrent chacun chez lui.
Dans l'après-midi, celui qui avait posé un piège à oiseau vint, sans prévenir son camarade, voir si du gibier s'était fait prendre. Il trouva qu'un oiseau avait été pris au lacet du piège posé par lui au sommet de l'arbre, et qu'un cerf avait été étranglé par le noeud coulant que son ami avait déposé au pied de l'arbre.
Il détacha le cerf et, l'ayant mis sur son dos, le monta au sommet de l'arbre et le mit à son propre lacet comme s'il y avait été pris naturellement et redescendant l'oiseau, il le plaça dans le piège de son ami. Ceci fait et bien fait, il rentra chez lui, attendant, comme il avait été convenu, que son ami vint le chercher pour aller de compagnie visiter les deux pièges.
L'ami vint, et tous deux allèrent dans la brousse. Arrivés au pied de l'arbre, celui qui avait posé son piège au sommet monta détacha le cerf qui s'y trouvait, redescendit et, chargé de sa prise qu'il plaça sur son cou, les pattes en avant, s'en alla chez lui.
L'autre, très surpris de voir qu'un cerf se trouvait dans un piège à oiseau, tendu au sommet d'un arbre, et de trouver un oiseau dans un piège tendu à ras le sol, dans l'herbe, réclama, cria et, finalement, alla porter plainte aux juges.
Pendant qu'il s'en allait conter son affaire au Juge Lièvre, son ancien ami, rentré chez lui, détachait les deux cuissots du cerf et les plaçait chacun dans un plateau. Cela fait et bien fait, suivi de sa femme , il s'en alla aux maisons de deux juges que son ami n'avait point vus, et fit à chacun d'eux présent d'un morceau de cerf qui lui était destiné, en prenant bien soin d'offrir le plus beau morceau au premier juge.

Le Juge Lièvre fit citer le plaignant et l'autre partie au tribunal pour le lendemain matin.

Le lendemain, vers la troisième heure du jour (neuf heures du matin), les deux parties se trouvaient au tribunal avec les deux juges auxquels le défendeur avait fait des présents. Seul le Juge Lièvre manquait, mais, comme on l'attendait, il arriva.
Le chef du tribunal lui dit " Eh ! Sauphéa Tonsaï (Juge Lièvre), d'où vient que vous êtes ainsi en retard ?"
Le Juge Lièvre répondit : " Je suis en retard parce que je me suis intéressé à voir des poissons Kranh qui montaient sur un arbre Krasang et qui en mangeaient les fleurs. Le fait est assez extraordinaire pour que, le voyant, je me suis arrêté un moment pour le voir."
Un des juges demanda d'un air méprisant : " Vous avez donc eu, Juge Lièvre, des ancêtres qui ont vu des poissons monter dans les arbres et en manger les fleurs ?"
Le Juge Lièvre répondit : " Et vous, ô juge intelligent, dont l'esprit est subtil, avez vous eu beaucoup d'aïeux qui aient vu un cerf s'aller faire prendre à un piège tendu au sommet d'un arbre?"
On rit beaucoup de la réponse du Juge Lièvre et de la malice avec laquelle il avait procédé pour amener le juge à poser une question qui lui permit de la faire.
Et la sentence fut équitablement rendue dans ce procès de cerf pris à un piège posé au sommet d'un arbre.
A ce moment, un de ceux qui étaient là, posa cette question au conteur: " Le Juge Lièvre n'avait donc pas reçu de présent !"
Le conteur répondit : " Le Juge Lièvre avait reçu du plaignant l'oiseau qu'il avait trouvé dans son piège à prendre les cerfs."