Note de Cambodge-Contact
Le crocodile, qui agit par impulsion, sans réfléchir, est,
pour tous les Khmers, le symbole représentatif du Khmer.
C'est aussi son animal mythique, celui qui a donné la vie et
celui que l'on retrouve à sa mort.
Malheureusement cet être fort est toujours
trompé par le lièvre, petit mais rusé et fûté.
Ce conte montre bien le complexe khmer, forgé au cours de l'Histoire : celui de l'éternel vaincu.
Le crocodile s'entendant appeler, regarda, vit le lièvre,
et s'approcha de la rive. Il dit :
Texte intégral :
Un lièvre qui voyageait, étant arrivé au
bord d'un étang très vaste, ne sachant comment le
traverser, s'était assis tranquillement et attendait paresseusement
qu'il se présentât une occasion favorable de gagner
l'autre bord .
Comme il était là regardant la surface de l'étang,
il aperçut un crocodile qui nageait doucement le nez hors
de l'eau, très calme, très sage. Il lui cria :
" Eh ! frère crocodile, approchez - vous donc
de la rive et venez ici que je vous parle un peu . "
" Ami Lièvre, parlez-moi, puisque vous avez quelque
chose à me dire. Parlez, je vous écoute avec les
deux trous de mes ouïes . "
Le lièvre, prenant un air compatissant, lui demanda :
" Mon ami, mon malheureux ami, depuis combien de temps
êtes-vous affecté de ces furoncles tendres ou durs
que j'aperçois sur votre peau ? "
Le crocodile un peu surpris, mais déjà inquiet,
répondit : " Ami Lièvre, ces furoncles
sont durs, très durs. Je les ai sur la peau depuis ma naissance
. "
Le lièvre, prenant un air encore plus compatissant, dit
d'une voix doucereuse : " O mon malheureux ami, comme
vous devez souffrir ? "
Le crocodile répondit : " Mon ami Lièvre,
je ne souffre point. "
Le lièvre reprit : " Vous ne souffrez point dans
votre corps, mais vous devez souffrir dans votre vanité,
car ô mon bon ami Crocodile, vous n'êtes pas beau
. "
Le crocodile répondit : " Non, je ne suis pas
beau. Je le vois maintenant que je considère votre peau
pelage, si joli, si soyeux, mais je vous avouerai que jusqu'alors
je ne m'étais pas aperçu que j'étais laid.
"
Le lièvre reprit : " Malheureux Crocodile qui
devait être beau, doux de sa peau, luisant et joli.
"
Le crocodile demanda : " Je pourrais être joli
? "
" Oui ", dit le lièvre .
" Que faut-il faire, ô mon ami . "
" Ecoutez ", reprit le lièvre, "
je connais une plante qui fait des merveilles ; il suffirait pour
vous rendre aussi joli que moi que je vous frotte le dos et les
membres, la face, la tête, avec cette plante, pour que tous
ces furoncles durs disparaissent . "
" Ayez compassion de moi ! " supplia le crocodile
.
" Malheureusement ", reprit le lièvre,
" cette plante merveilleuse ne pousse pas sur cette rive
de l'étang que voici, mais sur la rive opposée .
"
Le crocodile s'avança, accosta la rive et dit : "
Je puis vous porter de l'autre côté de l'eau;
si ce petit voyage ne vous dérange pas trop, je vous serai
très reconnaissant de ce que vous aurez fait pour moi.
D'ailleurs je vous rapporterai ici . "
" Allons ", dit le lièvre, et il sauta
sur la tête du crocodile, s'y installa très convenablement,
prit ses grandes aises et dit : " Allez, mon ami, allez
. "
Le crocodile se prit à nager, doucement, sagement et si
convenablement que le lièvre, s'il n'eût vu s'éloigner
de lui la rive qu'il avait quittée et se rapprocher de
la rive où il voulait aller, se fût cru absolument
immobile .
Quand il eut atteint cette rive, il sauta à terre et,
se retournant vers le crocodile, lui dit : " Mon ami,
les furoncles durs qu'on tient de ses aïeux sont inguérissables,
on les garde toute sa vie et on crève les ayant encore.
Merci, pauvre sot, merci tout de même de m'avoir fait passer
l'eau . " Puis il fit mine de s'en aller .
Le crocodile était furieux. Il sortit de l'eau pour ronger
sa colère, regarda les traces que le lièvre avait
laissées sur le bord de l'étang et resta là
plus d'une heure. Quand il fut las de nager, il se tourna vers
l'étang et s'endormit .
Le lièvre que sa grande colère avait amusé
et qui n'était pas loin, le voyant immobile comme s'il
était un morceau de bois, ou s'il était mort, pensa
: Voyez-le, il est crevé de rage.
Puis il se prit à sauter, sur le dos du crocodile, sur
sa tête et jusque dans sa gueule quand le saurien l'ouvrait.
Voyant son ennemi, celui-ci continua de faire le crocodile endormi
et qui baillait, puis comme le lièvre était entré
dans sa gueule, il ferma d'un coup en se disant :
Maintenant, mon ami, tu vas voir ce que tu vas devenir .
Le lièvre, dans cette situation périlleuse, ne
perdit pas sa présence d'esprit et cria :
" Bonne affaire, ô mon ami, je vais te dévorer
les entrailles, et mes canines, qui sont très aiguës,
vont te hacher si menu que ce soir il ne restera plus rien .
"
Le crocodile fut terrifié, il ouvrit la gueule et dit
: " Faites-moi grâce, ami Lièvre, et allez
vous-en de ma bouche. "
Le lièvre, sautant de la gueule du crocodile, lui dit
: " Imbécile, idiot. " Et il s'en alla
joyeusement raconter, de village en village, comment il s'était
moqué de ce terrible et méchant animal qu'est le
crocodile .