Le lièvre et le crocodile

texte d'Adhémard Leclère (1912)


Note de Cambodge-Contact

Le crocodile, qui agit par impulsion, sans réfléchir, est, pour tous les Khmers, le symbole représentatif du Khmer. C'est aussi son animal mythique, celui qui a donné la vie et celui que l'on retrouve à sa mort.
Malheureusement cet être fort est toujours trompé par le lièvre, petit mais rusé et fûté.

Ce conte montre bien le complexe khmer, forgé au cours de l'Histoire : celui de l'éternel vaincu.


Texte intégral :

Un lièvre qui voyageait, étant arrivé au bord d'un étang très vaste, ne sachant comment le traverser, s'était assis tranquillement et attendait paresseusement qu'il se présentât une occasion favorable de gagner l'autre bord .
Comme il était là regardant la surface de l'étang, il aperçut un crocodile qui nageait doucement le nez hors de l'eau, très calme, très sage. Il lui cria : " Eh ! frère crocodile, approchez - vous donc de la rive et venez ici que je vous parle un peu . "

Le crocodile s'entendant appeler, regarda, vit le lièvre, et s'approcha de la rive. Il dit :
" Ami Lièvre, parlez-moi, puisque vous avez quelque chose à me dire. Parlez, je vous écoute avec les deux trous de mes ouïes . "
Le lièvre, prenant un air compatissant, lui demanda : " Mon ami, mon malheureux ami, depuis combien de temps êtes-vous affecté de ces furoncles tendres ou durs que j'aperçois sur votre peau ? "
Le crocodile un peu surpris, mais déjà inquiet, répondit : " Ami Lièvre, ces furoncles sont durs, très durs. Je les ai sur la peau depuis ma naissance . "
Le lièvre, prenant un air encore plus compatissant, dit d'une voix doucereuse : " O mon malheureux ami, comme vous devez souffrir ? "
Le crocodile répondit : " Mon ami Lièvre, je ne souffre point. "
Le lièvre reprit : " Vous ne souffrez point dans votre corps, mais vous devez souffrir dans votre vanité, car ô mon bon ami Crocodile, vous n'êtes pas beau . "
Le crocodile répondit : " Non, je ne suis pas beau. Je le vois maintenant que je considère votre peau pelage, si joli, si soyeux, mais je vous avouerai que jusqu'alors je ne m'étais pas aperçu que j'étais laid. "
Le lièvre reprit : " Malheureux Crocodile qui devait être beau, doux de sa peau, luisant et joli. "
Le crocodile demanda : " Je pourrais être joli ? "
" Oui ", dit le lièvre .
" Que faut-il faire, ô mon ami . "
" Ecoutez ", reprit le lièvre, " je connais une plante qui fait des merveilles ; il suffirait pour vous rendre aussi joli que moi que je vous frotte le dos et les membres, la face, la tête, avec cette plante, pour que tous ces furoncles durs disparaissent . "
" Ayez compassion de moi ! " supplia le crocodile .
" Malheureusement ", reprit le lièvre, " cette plante merveilleuse ne pousse pas sur cette rive de l'étang que voici, mais sur la rive opposée . "
Le crocodile s'avança, accosta la rive et dit : " Je puis vous porter de l'autre côté de l'eau; si ce petit voyage ne vous dérange pas trop, je vous serai très reconnaissant de ce que vous aurez fait pour moi. D'ailleurs je vous rapporterai ici . "
" Allons ", dit le lièvre, et il sauta sur la tête du crocodile, s'y installa très convenablement, prit ses grandes aises et dit : " Allez, mon ami, allez . "
Le crocodile se prit à nager, doucement, sagement et si convenablement que le lièvre, s'il n'eût vu s'éloigner de lui la rive qu'il avait quittée et se rapprocher de la rive où il voulait aller, se fût cru absolument immobile .
Quand il eut atteint cette rive, il sauta à terre et, se retournant vers le crocodile, lui dit : " Mon ami, les furoncles durs qu'on tient de ses aïeux sont inguérissables, on les garde toute sa vie et on crève les ayant encore. Merci, pauvre sot, merci tout de même de m'avoir fait passer l'eau . " Puis il fit mine de s'en aller .
Le crocodile était furieux. Il sortit de l'eau pour ronger sa colère, regarda les traces que le lièvre avait laissées sur le bord de l'étang et resta là plus d'une heure. Quand il fut las de nager, il se tourna vers l'étang et s'endormit .
Le lièvre que sa grande colère avait amusé et qui n'était pas loin, le voyant immobile comme s'il était un morceau de bois, ou s'il était mort, pensa : Voyez-le, il est crevé de rage.
Puis il se prit à sauter, sur le dos du crocodile, sur sa tête et jusque dans sa gueule quand le saurien l'ouvrait. Voyant son ennemi, celui-ci continua de faire le crocodile endormi et qui baillait, puis comme le lièvre était entré dans sa gueule, il ferma d'un coup en se disant :
Maintenant, mon ami, tu vas voir ce que tu vas devenir .
Le lièvre, dans cette situation périlleuse, ne perdit pas sa présence d'esprit et cria :
" Bonne affaire, ô mon ami, je vais te dévorer les entrailles, et mes canines, qui sont très aiguës, vont te hacher si menu que ce soir il ne restera plus rien . "
Le crocodile fut terrifié, il ouvrit la gueule et dit : " Faites-moi grâce, ami Lièvre, et allez vous-en de ma bouche. "
Le lièvre, sautant de la gueule du crocodile, lui dit : " Imbécile, idiot. " Et il s'en alla joyeusement raconter, de village en village, comment il s'était moqué de ce terrible et méchant animal qu'est le crocodile .