Les Japonais en Asie du Sud-Est.

D'après le texte de Stanley Karnov, in L'Asie du Sud-Est, collection LIFE, 1962.

Jérôme ROUER, juin, oct 97


Le texte de Stanley Karnov ne parle pas des Japonais en ex-Indochine française. Pourtant leur rôle ne fut pas négligeable... même après leur capitulation, le 16 août 1945.
Ils occupèrent le Cambodge dès 1943.
Le Laos connut une courte mais sévère occupation japonaise à partir d'avril 1945 : les Français furent internés, mais dès aôut 1945 une résistance locale se leva contre eux.
Au Vietnam, en décembre 1944, 60.000 troupes japonaises étaient stationnées dans le seul Tonkin, face à quelques 7.500 français. Le 9 mars 1945 les japonais décidérent d'éliminer la présence française. Des combats eurent lieu à Hanoi, à Hué et dans toutes les garnisons. Militaires et administrateurs français furent internés jusqu'à fin août 1945. Les japonais livrèrent leur armement au Vietminh que de nombreux soldats rejoignirent.


Texte de Stanley Karnov :

En 1939, en Birmanie, les japonais considéraient que les troupes irrégulières d'Aung San pouvaient devenir une cinquième colonne apte à les aider à conquérir le pays ; ils offrirent donc de former trente des officiers de l'armée d'Aung San.
Aung San n'est pas le premier Asiatique à avoir demandé le soutien japonais. Depuis I905, lorsqu'il battit les Russes à Port-Arthur, le Japon reste, en 0rient, un objet d'admiration pour avoir utilisé avec succès les techniques occidentales contre une puissance européenne. En I938, cependant, lorsqu'ils proclamèrent la création de leur "sphère de prospérité commune de la plus grande Asie", les Japonais offraient une image moins brillante. L'agression japonaise avait dévasté la Chine et l'on ne savait pas si l'occupation du sud-est asiatique par le Japon serait la fin du colonialisme ou le début d'un nouvel et plus terrible impérialisme.

C'est dans ce contexte que survint l'attaque de Pearl Harbour et la percée japonaise vers le sud. En six mois le Japon s'empara de toute l'Asie du Sud-Est, de la Birmanie aux Philippines par l'archipel indonésien. Ce sont des troupes asiatiques chaussées d'espadrilles qui jetèrent à bas les grandes bases britanniques de Hongkong et de Singapour, battirent les Etats-Unis aux Philippines, chassèrent les Hollandais de Java et s'emparèrent de l'Indochine soumise au régime décadent de Vichy. La Thaïlande n'avait pas le choix, elle devint une "alliée" du Japon, c'est-à-dire un pays occupé que les Japonais utilisèrent comme grenier à riz et comme route stratégique vers le sud.

Les Japonais parlaient publiquement d'une politique d' "Asie aux Asiatiques" mais en privé envisageaient la constitution d'un réseau de satellites destinés à "promouvoir la fortune de l'empire". Les Asiatiques ignoraient ce programme secret et réagirent différemment aux entreprises japonaises. Certains résistèrent dès le début. Des unités de guérillas se formèrent en Malaisie, au Vietnam et aux Philippines. Leurs forces furent en grande partie conduites par des communistes dont le but n'était pas de renverser la puissance japonaise mais de créer des états communistes dans ces pays. Bien des gens furent au contraire, au début, impressionnés par la façon dont les Japonais obligèrent leurs anciens maîtres blancs à se livrer à des travaux humiliants autrefois impartis aux Asiatiques.

Ils découvrirent bientôt, cependant, que les Japonais pouvaient être aussi brutaux à l'égard des Orientaux qu'ils l'étaient vis-à-vis des Européens. Les indigènes étaient mobilisés pour le travail forcé, emprisonnés, battus, torturés et sans cesse épiés. Les troupes japonaises étaient aussi cruelles dans leur conduite quotidienne. En Birmanie, par exemple, la population accueillit les "libérateurs " et leur apporta des vivres."Nous pensions que le commandant japonais nous remercierait de nos bols de riz" raconta plus tard un paysan, "mais il se contenta de sortir la main de la poche de son pantalon pour nous gifler avec violence".

Malgré leur conduite arrogante et égoïste, les Japonais apportèrent de profondes modifications dans la région. Les diverses organisations qu'ils créèrent pour les travailleurs, la propagande, etc., furent, sans intention de leur part, à l'origine d'une nouvelle mentalité collectiviste. Les associations de jeunesse appuyées par les Japonais détachèrent les jeunes gens de leurs aînés, affaiblissant inévitablement les liens traditionnels.

Le Japon arma et entraîna des indigènes et, en Indonésie, l'armée impériale patronna une force locale de 120.000 hommes qui passa ensuite aux nationalistes. Sans pour cela hausser leur propre réputation, les Japonais finirent par effacer les derniers restes du prestige occidental. Ce fut une véritable révolution à Djakarta lorsque le heo, sorte de perroquet du zoo, cessa de s'adresser aux enfants en hollandais pour leur parler indonésien.

En Inde, Nehru fit savoir à ses partisans que l'appui japonais dans la lutte contre les puissances coloniales était " un remède pire que le mal"; bien des leaders nationalistes du Sud-Est asiatique se rangèrent à son avis. Les Birmans découvrirent, avec amertume, que leur administration " autonome " devait suivre les diktats des militaires japonais, faute de quoi les fonctionnaires se voyaient offrir une séance de "manucure" c'est-à-dire que les policiers du Kempeitai, la Gestapo japonaise, leur arrachaient les ongles. Même après l'indépendance de la Birmanie, en août 1943, l'armée japonaise continua de gouverner avec rudesse. Le chemin de fer qu'ils construisirent en Thaïlande a, dit-on, coûté la vie à 30.000 ouvriers birmans.

Les déceptions furent moins grandes aux philippines, où une "république indépendante ", inspirée par les Japonais, fut créée sous la direction de l'ancien président de la Cour de Justice, José Laurel, qui collabora "pour atténuer les souffrances de notre peuple et assurer la survie de la race philippine ". En Indonésie, certains nationalistes disparurent dans la clandestinité, mais Soekarno crut sincèrement que la guerre était "l'occasion rêvée" d'accéder à la liberté et il collabora avec les Japonais. Ceux-ci ne tinrent pas leurs promesses et ce n'est que le 17 août 1945 - huit jours après que la seconde bombe atomique ait détruit Nagasaki - que Soekarno fut enfin à même de proclamer l'indépendance de l'Indonésie.

L'autorité européenne au Sud-Est asiatique s'était donc évanouie lorsque la Seconde Guerre mondiale prit fin et le gouvernement travailliste de Grande-Bretagne en prit acte. Il accepta volontiers l'indépendance de la Birmanie et, après les calculs astrologiques selon les règles, la transmission des pouvoirs prit place à 4 h 20 du matin, le 4 janvier I948. Les Etats-Unis avaient promis depuis longtemps l'indépendance aux Philippines; ils l'accordèrent en I946.

Dans d'autres régions, cependant, les puissances européennes refusèrent de se retirer et la période d'après-guerre fut amère et sanglante. C'est en décembre I949, après quatre ans de guerre et de négociations avortées, que les Pays-Bas acceptèrent de reconnaître l'indépendance de la République indonésienne.

Plus brutale encore fut la lutte pour l'Indochine. Pendant une courte période, en mars I946, Ho Chi Minh et le Haut-Commissaire français a Hanoi tombèrent d'accord sur la création d'une république démocratique du Vietnam qui conserverait certains liens avec la France. Mais les extrémistes du camp français comme ceux du camp vietnamien sabotèrent le compromis. La guerre éclata en 1946 et, pendant près de huit ans, la fleur de l'armée française essaya en vain d'écraser les guérilleros du Viet Minh qui leur échappaient sans cesse. Les Français incitèrent l'empereur Bao Daï, play-boy grassouillet, à constituer un gouvernement vietnamien rival du Viet Minh ; ce n'était pas un adversaire à la taille de l'ascétique Ho Chi Minh qui réussit à s'assurer un soutien populaire voisin de l'adoration.

La France fut finalement vaincue en 1954 à Dien Bien Phu et ces pénibles années de guerre continuent d'exercer leur influence sur le Vietnam. Les communistes étaient parvenus à prendre la tête du mouvement nationaliste, convertissant certains de ses membres a la nouvelle religion, éliminant les autres. Lorsque en

1954 la conférence de Genève divisa le Vietnam, le gouvernement constitué par le président Ngo Dinh Diem dans le sud eut à souffrir de l'absence de Vietnamiens compétents qui font toujours défaut au présent gouvernement.

Dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, presque tous les pays du Sud-Est asiatique avaient accédé à l'indépendance.

Même Singapour, ce phénomène étrange, cette ville peuplée en grande partie de Chinois venus d'outremer, était devenue un état autonome, membre du Commonwealth britannique. On sent aujourd'hui encore la pression de mouvements nationalistes en pleine éclosion dans les colonies britanniques de Sarawak et du Nord-Bornéo.

Plus croisade qu'idéologie, le nationalisme s'était donné un but unique, simple : l'indépendance. Son dynamisme résidait dans ses hommes d'action plus que dans ses idées ou ses institutions. La plupart des nationalistes qui firent reconnaître la souveraineté de leur pays devaient plus tard devenir les dirigeants des nouveaux états du sud-est asiatique et les gouvernements actuels reflètent davantage leur personnalité que des conceptions politiques.