D'après un article de Catherine BECHETTI (Ecole française d'Extrême-Orient)
Compilation et mise en pages de Jérôme ROUER.
C'est le latanier (Corypha Lecomtei) qui fournit le matériau servant à la
fabrication des manuscrits sur ôles, de tradition indienne.
Faciles à graver, souples et légers, les
feuillets obtenus sont moins fragiles que le papier et résistent
particulièrement bien au
climat. La palme est coupée au moment où ses feuilles,
encore tendres, et non encore déployées,
restent unies par leur
pointe, et se présentent comme un éventail plié.
Avant de toucher l'arbre, on n'omet
jamais d'accomplir une cérémonie d'offrandes aux
génies de la forêt qui l'abrite.
Les feuilles sont coupées à leur extrémité et, ainsi déployées, elles sont exposées pendant plusieurs jours à la rosée et au grand air. On les laisse empilées pendant un mois, avant de les séparer entièrement. Puis on les fait bouillir dans l'eau de riz et sécher à plat au soleil. On les coupe alors à la dimension voulue selon un patron rectangulaire et on les rassemble par paquets de cinq cents en les serrant dans une presse de bois.
Les feuilles de Corypha permettent de faire des livres d'une longueur de 50 à 60 cm pour une largeur de 5 à 6 cm - ce sont ceux qu'on appelle sastra -, mais on trouve aussi fréquemment des formats de 25 cm, assez commodes à manier, qu'on appelle van.
Une cuisson prolongée dans un fourneau de brique préserve les feuilles des moisissures, après quoi elles sont nettoyées et poncées, une par une, avec du sable sec. On les relie ensuite par liasses qu'on a perforées au moyen d'un fer passé au feu, afin de pouvoir les maintenir en y enfilant deux baguettes de bois.
Ce sont ces piles
que les copistes achètent aux fournisseurs, déjà
passées au four, coupées et perforées
(un ou deux trous), mais pas encore rabotées. Chaque feuillet
doit être encore pré
paré par le graveur.
Les lignes sont tracées au cordeau, parallèlement
à la longueur, au moyen d'un
tampon imbibé de noir de fumée; on en compte en
moyenne cinq par feuillet. Puis
le copiste glisse à plat le feuillet qu'il va graver sous
les passants d'un petit coussin du
même format, préparé pour soutenir la page
(il s'agit d'un bloc de feuilles du même
arbre, cousues ensemble et enveloppées dans une housse
de tissu). Il utilise un stylet
à pointe métallique, muni d'un manche de bois ou
de corne, dont il aiguise le bout,
de manière à inciser aisément et régulièrement
les lettres sans déchirer le feuillet
ceci est d'autant plus important qu'il doit écrire recto
verso. A cet effet, il prend soin
de s'asseoir dans une position confortable, en général
un genou relevé, l'autre au sol,
et le dos appuyé contre une cloison ou un pilier. De sa
main gauche, qui prend appui
sur le genou, il soutient avec quatre doigts le coussin et replie
le pouce sur le feuillet.
Cette position du cinquième doigt lui sert de butoir pour
arrêter le mouvement du
stylet que manie la main droite en exerçant une pression
vers le bas. En même temps,
le pouce de la main gauche fait glisser la feuille de son côté,
sous les passants du
coussin, au fur et à mesure que sont gravés les
caractères. Ainsi, la main droite ne
court pas le long de la ligne.
Il reste ensuite à passer
du noir de fumée sur les pages,
pour faire ressortir les lettres.
Pour éviter les ratures,
on signale les erreurs par un
point placé au centre des caractères qu'on veut
supprimer (alors que dans les manuscrits sur papier on les recouvre d'un enduit blanc). Puis on relie
les feuillets en pas
sant dans le trou de gauche une cordelette (composée généralement
de plusieurs fils
de coton tressés), dont on noue ensemble les deux extrémités
de manière très lâche,
afin de pouvoir tourner les pages sans les abîmer. Un espace
est ménagé dans le texte
autour des trous, en prévision de l'usure. Pour les manuscrits
sur ôles courtes,
comme ils ne comportent souvent qu'un trou médian, la cordelette
passe par le
centre - ce qui a l'inconvénient de laisser pivoter les
feuilles, qui souvent se placent
à l'envers.
Quand le texte couvre plusieurs liasses, elles sont rassemblées par un plus gros cordon qui serre l'ensemble, ou par une enveloppe de tissu armé de fines lattes de bambou. Les pages sont numérotées au verso, dans la marge de gauche. On utilise le plus souvent les consonnes de l'alphabet cambodgien, auxquelles on associe successivement les signes voyelles. Ces séries sont fréquemment précédées des cinq lettres NA MO BU DDHA YA. On peut aussi employer les chiffres, seuls ou bien conjointement aux signes alphabétiques. En fait, il ne semble pas y avoir de règle absolue dans ce domaine et la numérotation des pages a pu varier selon les régions, les lignées de copistes et les vicissitudes de la gravure d'un manuscrit.
En début et en fin de volume, on prévoit toujours quelques feuillets vierges, pour protéger les pages gravées. Mais le titre (et le numéro) de la liasse est toujours mentionné sur le feuillet supérieur. Les colophons en revanche sont placés à la fin du texte et de chacune de ses parties. L'ensemble des liasses peut être placé entre des ais de bois, et enveloppé dans une étoffe. Cette étole est attachée par un cordon assez épais, qui entoure en cinq endroits le volume dans sa largeur, par trois tours chaque fois. Ces chiffres (5 et 3) n'ont pas été fixés au hasard: ils renvoient, dans ce contexte bouddhique, aux bases du Dhamma, soit les cinq agrégats ou constituants psychophysiques du corps, et les Trois Corbeilles (Vinaya, Sutra, Abhidhamma) . . . Nous voici donc ramenés à la symbolique mystique évoquée plus haut, qui mettait en relation le manuscrit avec les parties du corps du méditant. Les attaches et les étoles qui entourent le texte sont tenues pour le cordon placentaire et les enveloppes qui protègent l'embryon dans la matrice où il doit renaître. Dans le même ordre d'idées, ces éléments du manuscrit sont associés aux pièces du vêtement des moines et aux trois cordons qui les relient. La jupe, la robe et le manteau des religieux sont les trois sections du Tripitaka; les trois ceintures sont les cordons maintenant ensemble les liasses. De même lors des rites funéraires, la dépouille des morts, qui n'est pas seulement regardée comme un cadavre, mais aussi comme un être en cours de renaissance, dans ce passage qu'elle effectue entre deux vies, est recouverte d'un linceul, qui symbolise en fait l'amnios de la matrice maternelle où l'être va renaître. Cette série d'analogies entre les pièces qui composent les manuscrits, les vêtements des moines, et le linceul des morts, ne peut se comprendre qu'au sein d'une symbolique embryologique, caractéristique du bouddhisme comme il était vécu par les Cambodgiens d'autrefois. Elle fait ressortir de façon encore plus aiguë le clivage entre une conception mystique des textes, qui a presque totalement disparu, et une conception dogmatique de l'enseignement tel qu'il a prévalu jusqu'aujourd'hui dans les pays de la Péninsule.