Et voilà... l'homme châtré est devenu chauffeur
de taxi... pendant quatre ans... jusqu'à ce qu'il t'ait
démolie. Tu n'as vraiment pas de chance ce soir, ma chérie.
J'ai failli ne pas sortir ce soir à cause de la grève
des chauffeurs... seulement je ne suis pas gréviste. Tu
sais pourquoi je n'aime pas la grève? Tu t'en doutes déjà
je présume. Il n'y a rien de tel pour défaire l'équilibre
d'une nation... Oh... pardon... pardonne-moi . De quel droit est-ce
que je t'ennuie encore avec mon histoire , alors que la neige
te recouvre déjà presque complètement de
sa couverture blanche et t'enfouit, méconnaissable. Il
est temps de nous séparer...Va ! va ! monte au ciel ! Adieu
ma douce amie. Moi, je sais ce qui m'attend.
Demain... demain tout sera fini. Demain la malédiction
ne me poursuivra plus...Demain quand je ne serai plus, je ne serai
plus Cambodgien. A présent je ne voudrai qu'un peu de sommeil,
un très profond sommeil...
Mais, bon sang !... j'ai laissé mes enfants dormir dans
le noir et le froid. Ayant négligé de payer une
facture, on vient de me couper l'électricité...justement
ce soir... Tout n'a plus grande importance. Ils se débrouilleront
bien tout seuls ces petits cons... De toute façon, penser
aux enfants, ce n'est pas la mode aujourd'hui dans cette nouvelle
Byzance qui bascule dans la pleurnicherie. Où l'on s'attendrit
démesurément sur des chiens, des rats, des bébés
phoques... des gangsters et des terroristes. Mais jamais on ne
descendait dans les rues pour ces enfants cambodgiens dont on
fracassait la tête à coup de bâton durant la
nuit totale de cette révolution dantesque... Non, non,
j'en ai plus rien à foutre.
Qui a tort, qui a raison?
Personne n'a tort. Pol Pot est un monument d'abomination, il n'empêche
que les trois quarts de l'humanité le soutiennent encore
à l'ONU. Le mal est en soi. Lucifer est en nous...Toi,
mon démon, tu es au fond de moi-même...
Hitler s'est supprimé dans son bunker, regrettant non pas
son holocauste, mais d'avoir échoué. Même
au jugement dernier Hitler ne veut pas avoir tort. le prince Sihanouk
<< n'avait pas tort>> de combattre les Américains, de
s'allier aux Viêts...Viêts aux dents noires, aux Khmers
rouges pour anéantir son propre pays. Et maintenant que
le Cambodge est réduit en cendres, ce même Sihanouk
n'a pas tort de demander une aide militaire à ces mêmes
Américains pour combattre ces mêmes Viêts et
ces mêmes Khmers rouges. La faute, la trahison, c'est les
autres. Personne n'a tort, ni le Créateur, ni les créatures.
Les torts ce sont les faits, les situations, la perfidie des circonstances...
la mobilité des images. Les torts, c'est l'espace et le
temps... c'est l'Histoire. Notre tort c'est le fait de naître.
C'est la vie. Si chaque homme a une âme, cette âme
c'est l'infini. Une étincelle divine qui englobe l'univers.
Or l'éternité ne peut pas avoir tort. l'apocalypse
existe, Dieu l'a inventée.
Ha ! Ha ! Laisse-moi rire... Si la vie n'est qu'une comédie,
il ne faut pas en faire une maladie. Si ton peuple t'abandonne,
c'est que tu es mauvais chef. Il ne faut pas t'en prendre à
son ingratitude. Si tu es un mari cocu, c'est que tu n'as pas
grand-chose à offrir à ta femme. Elle n'est pas
faire pour toi, ni toi pour elle...Si tu trouves que le monde
est mauvais et que les gens sont insupportables, regarde-toi d'abord
dans la glace...Si tu bouffes l'argent des autres, tu seras haï
par la majorité des gens qui n'ont pas ta chance...Accepte
donc de bon coeur cette bénédiction. si tu ne bouffes
pas, tu gêneras les gens influents qui bouffent et qui ne
te louperont pas. Si tu ne peut pas choisir, tu mourras comme
un âne...Et ne souhaite pas trop le changement, crois-moi,
parce que le changement t'éclatera à la figure.
J'en sais quelque chose. Après Sihanouk le traître,
ce fut Lon Nol l'imbécile. Et après Lon Nol l'imbécile,
Pol Pot le sadique. Pas drôle, hein?
Quoi? Que dis-tu mon amie? Répète, je n'entend pas
bien...Ah ! tu me demandes pourquoi je me suis émasculé
si je n'étais pas convaincu d'avoir tort... Ma petite chérie,
je ne regrette pas d'avoir tort...je regrette d'être un
vaincu, d'être dans le camp des couillons. Mais pourquoi
le garder, pour quoi faire? Je ne peux pas vivre sans rythme,
sans volupté. Je ne peut pas vivre sans le Mékong
qui assure mon équilibre... En ce moment même où
mon âme et mon corps s'anesthésient dans la glace,
où le mouvement discret de la Seine, pourtant si proche
ne m'atteint plus, sais-tu ce que je regrette? Je regrette le
visage d'un désir. Je regrette Mona ma belle-soeur, la
plus merveilleuse femme de ma vie. Je te jure... Je regrette de
n'être pas né au temps du protectorat français
qui a assuré au Cambodge un siècle de sécurité,
et de n'avoir pas eu en cette époque dorée Mona
pour épouse. Cette femme qui allumait mon sang et qui m'allume
encore. A cet instant même où je suis mort de froid,
son image me redonne de la fièvre.
Elle peut me rendre encore goût à la vie pendant
que la mort me séduit. Je me rappelle le temps où
nous dansions enlacés, où penché sur elle,
je respirais le parfum de ses cheveux... Je me rappelle ce petit
corps divin qui fondait au contact de ma main, de cette main rude
et calleuse, malpropre et insolente. Mon Dieu, ma déesse,
ma douce princesse. Je veux l'avoir tout entière, contre
moi, sentir ses lèvres, sa peau. Cette femme qui mouillait...qui
mouillait. J'adore les femmes qui mouillent.
Ah!... C'est drôle, c'est vraiment drôle, tu m'attends
donc maintenant, ma chère petite Anglaise. Tu ne veux pas
partir sans moi. Et tu me dis que rien n'est encore perdu, que
toute mon existence a sombré parce que je doute et que
je ne crois pas en Dieu...Bon, bon, mais comment faire, chère
amie? depuis le pari pascalien, l'humanité est rongée
par le doute...Moi, comme je rêve dans mon rêve, je
doute même du fait que je doute. Comment être dans
le vrai? Est-ce que j'existe réellement? Je pense mais
j'agis toujours à côté. Fils pieux, j'ai ruiné
mes parents. Monarchiste, j'ai fait la révolution. Nationaliste,
j'ai trahis les nationalistes. Est ce que je suis bien moi? Est
ce que Mona était la vraie femme que j'aimais? Est-ce que
sa chatte est une vraie chatte? Ou bien l'intelligence d'une sorcière
qui s'y substituait...?
O amie, si tu as un philtre... donne... donne... pour que j'oublie.
Je voudrais croire comme toi. Mais comment croire, tout en croyant
pas...? Comment tricher...Comment? Comment?...