Les Clés du Cambodge

(Maison Neuve,1995)

Extrait : JUGEMENT (de Raoul JENNAR) SUR LA MISSION DE L'ONU


Ce livre est une banque de données. L'auteur a réuni les informations indispensables pour celui qui désire s'intéresser au Cambodge, connaître son passé et comprendre son présent.
On trouvera en première partie des faits, des chiffres, des informations administratives, démographiques, économiques sur le Cambodge d'aujourd'hui. Une deuxième partie fournit une chronologie comportant pas moins de 1667 dates, les résultats des différents scrutins organisés depuis 1946, la composition de l'Assemblée nationale à différentes époques et la liste complète de tous les gouvernements cambodgiens depuis 1945 jusqu'à ce jour. Une troisième partie fournit plus de 450 fiches biographiques sur des Cambodgiens en vie, séjournant au Cambodge ou à l'étranger. Dans une quatrième partie, une bibliographie rassemble plus de 1 100 titres ainsi que la liste complète des documents de l'ONU et du Congrès des États-Unis relatifs au Cambodge.

Avec "Les Clés du Cambodge", on dispose d'un outil de travail unique. C'est en effet le seul ouvrage sur le Cambodge, en français ou en anglais, qui rassemble une somme aussi considérable d'informations dont certaines sont inédites.


JUGEMENT
SUR LA MISSION DE L'ONU, (1991-1993)
APRONUC (UNTAC en anglais)

NOTE DE CAMBODGE CONTACT :
Raoul Jennar est à notre connaissance le seul indépendant, le seul dont la carrière ne dépendait pas du sérail, qui ait étudié sur le terrain les effets de la plus grosse opération, en termes financiers, de l'ONU.
Il n'a pas de mots assez forts pour exprimer son indignation (lire du même auteur "Chroniques Cambodgiennes"). Seuls les travailleurs sociaux sont épargnés.
Pour les Cambodgiens, surtout à la campagne, la période de l'UNTAC reste celle du Père Noël...

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Le 23 octobre 1991, à Paris, dix-huit gouvernements signent, avec les quatre factions cambodgiennes (le PPC qui gouverne à Phnom Penh dans le cadre du régime mis en place en 1979 au terme de l'intervention vietnamienne, et ceux qui le combattaient jusqu'alors : le FUNCINPEC du prince Sihanouk, le FNLPK de l'ancien premier ministre Son Sann et les Khmers rouges de Pol Pot-Khieu Samphan), les Accords pour un règlement politique global du conflit cambodgien.
Ces Accords imposent 8 missions à l'Autorité Provisoire des Nations Unies au Cambodge (APRONUC-UNTAC, en anglais). Pour ce faire, elle dispose d'un budget de près de 3 milliards de US $, de 15 100 officiers et soldats, de 3 600 policiers et de 2 432 experts civils. Soixante-sept mille Cambodgiens les assisteront. Des moyens technologiques de premier ordre sont mis à sa disposition.

Aujourd'hui, l'ONU parle de l'APRONUC comme d'un succès, voire d'un modèle.
Certains diplomates et certains journalistes relaient cette rhétorique officielle. La réalité est malheureusement bien différente, comme le montre le bilan de chacune des missions.

1 ) superviser le cessez-le-feu : celui-ci a cessé d'être respecté moins de trois mois après la signature des accords. Le volume des activités militaires est revenu à ce qu'il était depuis 1979 et n'a pas diminué depuis lors. Pendant la durée de l'opération, les Khmers rouges ont plus que doublé la superficie des territoires sous leur contrôle et le nombre des " réfugiés de l'intérieur ", ces personnes fuyant les zones de combats, est passé de 60 000 à 85 000. A la fin de l'opération, son porte-parole était obligé de reconnaître que les Khmers rouges faisaient sauter les ponts au rythme d'un tous les deux jours.
2) vérifier le retrait des forces étrangères : cette vérification a été faite à plusieurs reprises sans qu'il soit possible de localiser des effectifs relevant de l'armée vietnamienne. Par contre, la présence de soldats thaïlandais a été constatée dans les zones contrôlées par les Khmers rouges, sans qu'il soit possible d'y mettre fin.
3) regrouper et cantonner les quatre armées dont 70% des effectifs doivent être démobilisés : ce processus à peine entamé a dû être stoppé devant l'impuissance de l'APRONUC à faire respecter leurs engagements par les Khmers rouges. Le principal objectif de la mission, démilitariser le pays, n'a pas été réalisé.
4) créer un environnement politique neutre par le contrôle des structures administratives existantes et la mise en application du respect des droits de l'homme : cet objectif a été réalisé avec des fortunes très diverses. Si le CICR a obtenu que soient libérés les prisonniers politiques détenus par le PPC, il a dû se contenter d'une déclaration du FUNCINPEC et du FNLPK affirmant qu'ils n'avaient pas de prisonniers et s'incliner devant le refus des Khmers rouges de réaliser ce point des Accords de Paris.
Par contre, l'action de l'APRONUC a favorisé une certaine ouverture de la société, ce qui a permis que se constituent 20 partis politiques, que se créent 4 associations cambodgiennes de promotion et de défense des droits humains, que naisse une presse indépendante et libre. La création de Radio UNTAC a très largement contribué à convaincre les électeurs de la réalité du secret du vote en dépit d'une propagande contraire de certains partis. Toutefois, ces débuts d'une société pluraliste n'ont pas empêché l'augmentation des violations des droits humains. Les intimidations et la violence politique ont empêché bien des candidats de s'exprimer. Les agressions contre les résidents vietnamiens et les assassinats se sont multipliés, encouragés par les incitations à la haine raciale diffusées par la radio des Khmers rouges, mais aussi par certains journaux de Phnom Penh.
L'impuissance de l'APRONUC à appliquer les Accords de paix aux Khmers rouges a encouragé la réticence, puis le refus du PPC à coopérer. L'APRONUC n'a pas été capable de soustraire l'appareil administratif existant à l'influence et au contrôle du PPC.
Celui-ci a gardé la haute main sur l'armée, sur les services de sécurité, sur les structures administratives centrales, provinciales et locales.
5) réaliser le relèvement du pays (réparation ou reconstruction des équipements et infrastructures dans des secteurs de base comme la santé, l'éducation, les communications) : Le département chargé de cette mission a manifesté une telle incompétence et une telle impuissance qu'à peine 10% des travaux à effectuer étaient entamés à la fin de la mission.
6) organiser le rapatriement et la réintégration des 372 000 réfugiés répartis dans les camps installés en Thaïlande : si le transfert des réfugiés vers l'intérieur du pays a été réalisé par l'UNHCR d'une manière très satisfaisante, la réinsertion des rapatriés fut et reste un dramatique échec. Parce que les tâches du relèvement n'étaient pas réalisées, parce que les autorités en place, qui continuaient à relever du PPC, ont très souvent manifesté de la mauvaise volonté si pas davantage, plus du tiers des rapatriés, deux ans et demi après leur retour, sont réduits à la mendicité. Pire encore, après avoir passé plus de dix ans dans des camps, des milliers de rapatriés se sont retrouvés dans des zones de combats obligés de fuir, une nouvelle fois.
7) organiser des élections libres et régulières : des centaines de Volontaires des Nations Unies ont effectué, avec beaucoup de courage et une grande motivation, un travail remarquable d'éducation civique, de formation d'agents électoraux cambodgiens et d'enregistrement des 4 764 430 électeurs. La campagne électorale, en dépit des intimidations et des violences politiques nombreuses très souvent dues au PPC, a permis l'organisation de 1 529 réunions électorales diverses rassemblant au total 800 000 personnes. En dépit des menaces et pressions en tous genres, 89,56 % des électeurs se sont exprimés. Mais ces élections étaient organisées en vertu du système électoral imposé par les Accords (la représentation proportionnelle) et d'une loi électorale rédigée par l'APRONUC (les électeurs votaient pour un parti et non pas pour un candidat) qui ont engendré un régime politique où il est impossible de mettre en place une majorité politique homogène et où les partis exercent un droit absolu sur les élus.
8) veiller au respect de la souveraineté, de l'intégrité et de l'unité territoriale du pays : en dépit des moyens considérables mis à sa disposition, l'APRONUC a été totalement défaillante. Pendant l'opération, l'armée thaïlandaise a déplacé des bornes frontalières au détriment du Cambodge. Certains de ses éléments ont poursuivi une étroite collaboration avec les Khmers rouges continuant à les soutenir activement, en dépit des engagements pris par la Thaïlande lors de la signature des Accords de Paris. Brisant l'unité du pays et violant des accords qu'elle était tenue de mettre en oeuvre, l'APRONUC a créé et donné force au concept de " zone inaccessible " acceptant ainsi la partition voulue par les Khmers rouges.

Aux défaillances de l'APRONUC, il faut ajouter les effets pervers de sa présence.
Pendant 18 mois, les Cambodgiens ont été marginalisés dans leur propre pays. La présence dans un pays où le revenu moyen ne dépasse pas 200 US $ par an de plus de 20 000 personnes disposant d'une indemnité évoluant entre 80 et 150 US $ par jour a eu des effets déstabilisateurs sur l'économie existante. C'est l'ONU qui, faute d'avoir pris des précautions élémentaires, a provoqué au Cambodge une des plus formidables inflations.