Le Cambodge et la colonisation française

Histoire d'une colonisation sans heurts (1897-1920)
d'Alain Forest, chez l'Harmattan.

Les protecteurs français du Cambodge avaient-ils tout écrit sur ce pays et l'avaient-ils bien écrit ? ou bien le Protectorat français fut-il tellement transparent ? Toujours est-il que l'histoire du Protectorat français au Cambodge n'a guère suscité l'intérêt des chercheurs jusqu'à ces dernières années. La pauvreté de nos connaissances en ce domaine contraste singulièrement avec ta vigueur des études françaises sur le Cambodge angkorien et avec la puissance du préjugé selon lequel cette histoire du Cambodge est familière au plus grand nombre. Il convient donc d'opérer un certain réajustement des esprits et des regards en restituant au Cambodge et aux Cambodgiens une histoire, en montrant que celle-ci ne s'est pas arrêtée avec la chute d'Angkor pas plus qu'elle ne se confond, a partir d'un certain moment, avec l'histoire française de la colonisation. Cela permettra de mieux saisir un présent cambodgien qui n'est pas né ex-nihilo en 1953, en 1962, en 1970, ou en 1975, et, également, de mieux nous comprendre nous-mêmes, Occidentaux, qui disposons si puissamment des mots et des idées morales et généreuses. L'intérêt du présent ouvrage n'est pas seulement documentaire. Il nous fournit une partie des clés nécessaire a la compréhension des événements les plus actuels. Il s'adresse non seulement à tous ceux qui cherchent à mieux connaître l'histoire du Cambodge, mais encore à tous ceux qui sont concernés par les problèmes de colonisation, de décolonisation et de développement.



CHAPITRE I : LES ANNEES D'IMPUISSANCE COLONIALE

LES PROTECTEURS DU FLEUVE

Depuis 1863, la France impériale puis républicaine protège le royaume du Cambodge. La mise en oeuvre de cette protection, préparée par l'opiniâtreté intéressée de quelques hommes tels Monseigneur Miche (1), s'inscrit dans la ligne de l'installation cochinchinoise à partir du moment où celle-ci se veut solide et permanente (2).

Il faut contrôler, pour l'assainir, la frontière vietnamocambodgienne derrière laquelle viennent se réfugier la plupart des groupes armés qui luttent encore contre l'implantation française. Il faut faire pièce aux appétits britanniques que l'on pense énormes, c'est-à dire se tenir prêt à intervenir par le Sud vers le Siam au cas où les Anglais le grignoteraient par l'Ouest. En attendant , la politique du roi de Siam est, croit-on, inspirée par les diplomates de Sa Gracieuse Majesté et le même roi de Siam, commande en suzerain au souverain cambodgien. Par Siamois interposés, Victoria campe déjà sur les bords du Grand Fleuve ! Cette menace quelque peu exagérée vient assombrir le rêve qui prend naissance dans certains esprits, de pouvoir un jour prochain se frayer un magnifique chemin, par le Mékong. jusqu'au centre fabuleux de l'univers chinois.

Le roi Norodom, de son côté, se montre mieux disposé à accueillir les avances françaises que son père Ang Duong (1845-1860) (3). Ce dernier est mort en 1860 et la désignation de Norodom comme héritier du trône a été âprement contestée par ses deux frères, Sisowath et SiVotha, et par certains dignitaires qui, dès 1860 prennent parti pour Si Votha et allument une révolte si violente que Norodom. qui n'a pas encore été couronné,est obligé d'aller se réfugier à Battambang puis à Bangkok (1861). Réinstallé par le roi de Siam, Mongkut, il est désormais dépendant d'un souverain qui a toute possibilité de le destituer, de laisser carte blanche à ses ennemis ou d'en susciter d'autres s'il ne se montre pas suffisamment docile (4). Un accord avec la France lui offre alors la perspective d'équi1ibrer une tutelle trop contraignante et de restaurer une autorité assez contestée.

Le traité de protectorat est signé le 11 août 1863 et, après bien des lenteurs et des hésitations, il est ratifié et en quelque sorte scellé par le couronnement de Norodom, le 3 juin 1864.

Par ce traité, les Français exigent du roi du Cambodge qu'il ne reçoive aucun ambassadeur ou consul étranger sans l'avis des autorités protectrices qui lui accordent en contrepartie assistance dans le maintien de l'ordre intérieur et Face aux agressions externes (5). La présence française demeure discrète, un représentant français est nommé à Oudong, alors capitale du royaume, pour veiller au respect des clauses de l'accord, quelques garnisons françaises sont disséminées le long du Mékong, artère vitale du pays tant du point de vue économique que politique.

Si Norodom pense mener une politiqué d'équilibre entre Français et Siamois, son jeu se trouve rapidement bloqué. Norodom sous-estimait peut-être la volonté française de prendre sérieusement et solidement pied en Indochine (6), ce qui l'obligeait à ne pas rompre irrémédiablement avec les voisins du Nord; aussi est-ce sans doute avec cette idée qu'il signe, dès décembre 1863, un traité secret avec le Siam. Cependant il se trouve vite fixé. Au début de 1864, pour des raisons encore obscures (7) , Norodom fait le projet de se rendre à Bangkok, Doudart de Lagrée, le représentant de la France, l'en dissuade. Norodom se met tout de même en route, Lagrée fait occuper le palais et signifie au roi que, s'il s'éloigne trop, il pourrait bien rester définitivement éloigné. Ce n'est là qu'un coup de semonce mais Norodom qui a rebroussé chemin, doit abandonner l'espoir de voir les tutelles se neutraliser par la simple mise en présence de leur incompatibilité. D'autant que les Siamois qui s'essayent avec succès à cette politique face aux ambitions britanniques d'un côté et celles, de plus en plus affirmées, des Français de l'autre côté, ont saisi la nouvelle conjoncture et ne tiennent guère à se compromettre ou à donner prétexte, par excès d'exigences, à quelque intervention directe.

En interprétant dans son sens le plus draconien la clause essentielle du traité et en interdisant pratiquement à Norodom toute initiative en direction de l'étranger, les autorités protectrices réduisent la politique étrangère du royaume à un jeu de relations bilatérales franco-cambodgiennes. Le Cambodge se retrouve certes à l'abri des prétentions parfois inquiétantes de ses voisins mais il est comme projeté brusquement sur une autre orbite, isolé d'un monde auquel le liait traditionnellement tout un réseau d'échanges économiques et culturels.

Les Français prennent d'autant plus de poids que Norodom a besoin d'eux pour assurer son autorité. En effet, dès les premières années du protectorat, le pays est secoué par les révoltes de l'achar Sua (1864-1866) et de Poukombo (1865'1867) , révoltes dirigées contre les occidentaux et contre le souverain qui les a accueillis. Les insurgés remportent succès sur succès, les troupes royales sont malmenées, il s'en faut de peu qu'Oudong ne tombe aux mains des troupes de Poukombo et tout l'est du pays est gagné à la révolte. L'ordre est finalement restauré que par l'intervention des troupes d'une France qui démontre ainsi sa puissance et son "utilité" à un roi qu'elle juge encore nécessaire au bon accomplissement de ses desseins politiques.
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1 - Monseigneur Miche, évêque du Cambodge de 1847 à 1873, se montre un partisan résolu de l'alliance franco-cambodgienne; il y voit le moyen de mettre fin aux conflits internes et externes qui affaiblissent le royaume et qui, surtout, entravent l'oeuvre missionnaire.
2 - Les Français ont pris pied à Saigon le 18 février 1859. Après leur victoire à Chi Hoa (25-02-1861) et les prises de My Tho et de Bien Hoa, ils se rendent maîtres des 3 provinces de Gia Dinh, My Tho et Thu Dau Mot que l'empereur Thu Duc leur abandonne définitivement le 5 juin 1862 L'amiral Bonnard, dans une lettre du 22 octobre 1862, préconise l'ingérence au Cambodge "afin d'empêcher que les gouvernements anarchiques qui se sont succédés pendant longtemps au Cambodge, ne fissent des incursions sur le territoire de la Cochinchine et que cet état de choses ne devînt pour les provinces méridionales une source de ruines au lieu de faire place à la prospérité", par ailleurs le Siam ne dissimule pas ses intentions à la domination exclusive du Cambodge "dont l'indépendance est indispensable à la sécurité et à la prospérité" de la Cochinchine . AOM, carton 327.
3 - En 1856, la mission du plénipotentiaire de Montigny qui se proposait de conclure un accord privilégié avec le Cambodge, s'est soldée par un échec .
4 - Selon les chroniques de Siam, Mongkut aurait choisi Norodom comme roi parce qu'il était impopulaire et parce qu'il serait ainsi obligé d'être docile et de s'appuyer sur le roi de Siam. Voir Cawphraya Thipheahoravong, The dynasty chronic Bangkok Era. The fourth reign; B.E. 2394-2411 (A.D. 1851-1868) , translated by Chadin (Kanjanavanit) Flood, Tokyo : The Center of South East Asian Cultural Studies. 1965, vol. 1. pp. 254-255.
5 - Il y a aussi diverses autres clauses confirmant notamment le libre exercice et la libre prédication de la religion chrétienne et accordant aux Français droit d'installation et de propriété.
6 - Il y avait de quoi ! La politique française vis-à-vis du Vietnam et de l'Indochine n'avait été faite que d'hésitations jusqu'en 1859.
A ce sujet, lire J. F. Cady. The roote of French imperial in Eastern Asia. Ithaca : Cornell Univerrsity Press, 1954.
7 - Par crainte des réactions siamoises en cas de lâchage français ou par crainte de la présence de plus en plus envahissante des nouveaux protecteurs ? Pour ces deux raisons sans doute.