Le génocide khmer Rouge,

Une analyse démographique.

De Marek Sliwinski, éditions l'Harmattan. 1195, 174 pages.

PrésentationAffirmations Comment cela a-t-il été possible ?

Etude de Jérôme ROUER,mai,août 97.


Présentation :

Basée sur les histoires de 1.300 familles khmères, représentant quelque 13.000 personnes, l'étude de Marek Sliwinski dresse le premier bilan démographique de la guerre civile des années 1970-1975, de la révolution khmère rouge (1975-1979) et des années de l'intervention militaire vietnamienne au Cambodge (1979-1989).

L'auteur met surtout en évidence ce qui a tour à tour été nié, minimisé, occulté : l'ampleur du génocide commis par les Khmers rouges. L'analyse des lieux et des circonstances des décès prouve en effet qu'il y a bien eu politique d'extermination préméditée puis planifiée. Ainsi plus de 60% des habitants du pays ont-ils dû suivre les chemins de la déportation et, en moins de quatre années, le Cambodge, transformé en un immense camp de concentration, a perdu 25 % de sa population.
Est ici évalué avec précision tout ce qui a concouru à la désintégration de la société et à sa décimation : les mouvements migratoires depuis 1970, les méthodes et l'ampleur des exécutions, les ravages de la famine, la natalité et les incidences de celle-ci sur le présent et l'avenir du pays.

Marek Sliwinski propose enfin de pertinents éléments de réponse aux questions que beaucoup se posent : comment un génocide d'une telle ampleur a-t-il été rendu possible ? Pourquoi le génocide a-t-il été aussi facilement absous ? A cet égard, en même temps qu'il souligne que la politique de défense des Droits de l'Homme demeure au service des intérêts de l'Etat, il s'interroge sur certains traits d'une société khmère qui conduisent au manque de responsabilité individuelle et collective.

Marek SLIWINSKI enseigne au Département de Science politique de l'Université de Genève et est membre de l'Institut des Sciences politiques de l'Académie Polonaise des Sciences. Il a publié en 1977 un rapport remarqué sur les conséquences démographiques et sociales de la guerre en Afghanistan qui lui a permis d'exercer ses méthodes d'analyse.


Chiffres, phrases et idées extraits de ce livre :

Jusqu'en 1968 les migrations vers les centres urbains sont très faibles. Phnom Penh abrite 570.000 des 6.425.000 habitants du pays.

Première guerre civile (1970-15 avril 1975)

Entre la fin de 1968 et le 17 avril 1975 entre 24,8 et 33,2 % de la population rurale a " émigrée " à Phnom Penh dont l'agglomération contenait, le 17 avril 1975, un minimum de 2,5 millions d'habitants pour une population totale de 7,5 millions environ.

Les chiffres usuellement avancés pour cette période oscillent entre 600.000 et 700.000 morts (7,6 à 9,6 % de la population).
Certains ont donné les bombardements américains pour cause principale des décès. Or ceux-ci s'effectuaient sur des zones très peu peuplées, pour ne pas dire inhabitées, et on ne peut leur accorder "que " 17,6 % des tués, loin derrière les tués par armes à feu, 46,3 %, ou les assassinats, 31,7 % .

Le chiffre réel des tués peut difficilement dépasser 240.000 Khmers et 70.000 Vietnamiens du Cambodge, soit 310.000 personnes. ( or, 600.000 sont souvent annoncés)

Période khmère rouge (15 avril 1975-7 janvier 1979)

Entre 46,6 et 54,1 % de la population totale est déportée dans une autre province.
Compte tenu des déplacements dans la même province, c'est entre 61,4 et 67,1 % de la population totale qui a été déportée.

En l'espace de moins de quatre ans le pays perd environ 2.033.000 habitants dont la moitié, 1.100.000, appartenait à la capitale et à sa province.

On observe une sorte de "couloir de la mort" passant par Takeo, Phnom Penh, Kompong Chhnang, Pursat, Battambang.

Le taux d'extermination de la population est d'environ 25 %, touchant plus particulièrement les classes d'âge extrêmes, (enfants de moins de cinq ans et adultes de plus de 45 ans), et les hommes plus que les femmes.
Ces décès ont pour cause :
- exécutions et assassinats : 39,3 %,
- famine et épuisement : 36,3 %.
- la guerre en elle même ne cause que 1,5 % des morts !

Les provinces les plus touchées par les exécutions massives sont celles qui ont été vidées de leurs habitants originels et remplies de déportés qui ne se connaissaient pas entre eux. Les déportations étaient un moyen, pensé et voulu, de casser la solidarité sociale, d'atomiser les individus, de faire de la société une masse d'individus sans liens, pour pouvoir affirmer son pouvoir sans trop de risques de révolte.
La désintégration sociale a facilité l'entreprise d'extermination car elle a enclenché in fine un processus de stress qui a abouti à la résignation totale : le refus de vivre.

L'exécution de plus de 720.000 victimes par des méthodes "manuelles", par opposition à l'usage des armes à feu, a nécessité la formation d'une véritable armée de tortionnaires. De nombreux témoignages indiquent que les jeunes recrues (12-15 ans) khmères rouges étaient initiées à tuer et à torturer.

La plupart, pour ne pas dire tous, des dirigeants khmers rouges étaient des anciens enseignants : les jeunes recrues, qui furent employées en masse, étaient donc entourées de cadres sachant par expérience influencer et manipuler la jeunesse.

Le processus d'extermination était à plusieurs étapes : la première et la plus importante s'appliquait aux "ennemis de classe", armée, police et fonctionnaires. Les suivantes ont porté sur les personnes et les minorités hostiles ou supposées être hostiles au régime, et ce pour des raisons "pédagogiques" : il convenait de montrer par des exemples horribles et la terreur ce qui advenait aux insoumis.

La famine à grande échelle touche le pays dès 1976 quand presque toute la population est assignée aux travaux forcés. (59 % de la population fut transformée en esclaves ! ). Ce fut au début un moyen choisi, mais non contrôlé, d'extermination de la population. Très vite cette famine devint structurelle : 79 % de la population ne connaît rien à l'emploi qui lui a été imposé. La population active a augmentée de 36 % mais au lieu d'être composée de professionnels (ils ont été massacrés) elle se compose de hordes d'esclaves enrégimentés en " brigades " et autres " groupes de choc " qui doivent faire vivre un encadrement de surveillance pléthorique.

L'administration khmère rouge avoisinait les 20 % de la population !

Période vietnamienne (7 janvier 1979-fin 1989)

Dans les années 1980, 375.000 personnes, 5% de la population totale résidait dans les camps de réfugiés.

Les Cambodgiens qui ont émigré à l'étranger seraient de :
- 130.000 vers les Etats-Unis,
- 70.000 vers l'Europe, principalement la France,
- 20.000 vers d'autres pays.

L'évaluation des conséquences de l'intervention militaire du Vietnam se solde par un bilan fort contrasté où le mérite d'avoir éliminé le gouvernement de Pol Pot occulte les méfaits et les exactions commis.

A partir de 1985 aucun cas de famine n'est signalé.

Le nombre de victimes de guerre (tuées par les armes) pour les années 1980-1989 devrait se situer entre 30.000 et 40.000. Chiffres faibles et trompeurs : l'objectif des deux belligérants n'est pas tant de tuer que de rendre l'ennemi infirme à vie. Les armes qui sont alors les plus utilisées sont les mines.

30.000 amputés au moins, 90.000 handicapés à vie.

En 1992, 64 % des enfants ont perdu au moins un parent !


Extraits de la conclusion

Imputer la responsabilité des massacres à une clique restreinte, peut donner bonne conscience à certains, mais ce ne serait qu'une manière cynique de déguiser la réalité : près de 22 % des personnes actives ont été attachées à l'appareil administratif et de surveillance.

Une forte proportion de l'actuelle classe politique et la quasi totalité de l'administration locale sont constitués de personnes "récupérées" de l'ancienne administration des Khmers rouges : il n'y avait personne d'autre à qui faire appel.


Extraits du dernier chapitre du livre de Marek Sliwinski Le génocide Khmer rouge

Comment cela a-t-il été possible ?

L'explication des mobiles des crimes et, de surcroît, de ceux de crime contre l'humanité, a toujours fasciné l'imagination des chercheurs.

A l'issue de la Deuxième Guerre mondiale, nombreux furent les travaux qui ont tenté d'expliquer les crimes perpétrés par les nazis. Influencés au départ par l'approche freudienne, ils ont essayé de démontrer le lien entre racisme, type de personnalités, structure de la famille et phénomène fasciste en tant que tel. Avec la découverte tardive de l'univers exterminateur soviétique, l'intérêt s'est déplacé vers l'analyse des origines, de la structure et du fonctionnement des systèmes totalitaires". Puis, sont apparus les ouvrages démontrant le lien entre le contenu de l'idéologie ou des croyances, et la nature existentielle du système. Le plupart des ouvrages relatifs à la période des Khmers rouges au Cambodge appartiennent à cette dernière catégorie.

L'ouvrage collectif édité par Karl Jackson démontre d'une manière évidente la relation entre l'idéologie des Khmers rouges et le caractère exterminateur de leur système politique. Deux hypothèses, suscitées par cet ouvrage, méritent une attention particulière.

La première, évoquée par Jackson, insiste sur l'effet d'une rencontre entre idéologie communiste intransigeante et doctrine de l'autarcie totale. Il en a résulté une dégradation de l'idéal révolutionnaire initial, et cela dans un climat de privations extrêmes, de chambres de torture et de famine généralisées.

Quant à l'hypothèse de François Ponchaud, elle démontre comment la rencontre entre communisme intransigeant et doctrine karmique a contribué à l'ampleur de l'extermination. Justifiant les inégalités sociales et les souffrances des opprimés par les mauvaises actions commises dans les vies antérieures, la doctrine karmique a été considérée par les révolutionnaires khmers rouges comme un véritable " opium du peuple ". D'un autre côté, l'individualisme bouddhique a empêché une résistance organisée au régime, chacun ne s'occupant que de son propre avenir.

On peut pourtant se demander si les affinités évoquées dans ces hypothèses constituent la cause première des exterminations commises par les Khmers rouges, ou si elles n'en sont qu'un corollaire. Les idéologies extrémistes sont connues de tous mais elles ne sont que rarement associées avec les abominations commises. L'engrenage de la violence et de la cruauté dépend probablement d'un syndrome de variables spécifiques où les prémisses d'ordre moral et idéologique jouent un rôle relativement secondaire. Du point de vue strictement béhavioriste, l'engrenage de la violence doit résulter d'un processus de conditionnement particulier auquel la société ou certaines parties de cette société sont soumises. Dans le cas précis du Cambodge, on peut ainsi distinguer trois facteurs qui, selon toute vraisemblance, ont joué un rôle essentiel :
- 1 - le processus de conditionnement des Khmers rouges;
- 2 - la généralisation de l'état "agentique" des individus sous la domination des Khmers rouges;
- 3 - le processus de désintégration de la société khmère.

Le processus de conditionnement des jeunes Khmers rouges est possible à reconstituer. Pour le recrutement, les Khmers rouges embrigadaient dès l'âge de 12 ans des jeunes gens des deux sexes venant des coins les plus reculés du pays. Séparés de leur familles, leur développement affectif se trouvait subitement arrêté. Appartenant souvent aux peuples primitifs vivant dans un état de guerre tribale quasi permanent dans les zones forestières du nord-est, ils constituaient un matériel humain particulièrement facile à initier à l'usage de la violence la plus extrême. Les séances d'endoctrinement idéologique, communes à toutes les organisations de jeunesse communiste du monde, étaient complétées par des séances dites de " durcissement des coeurs et des esprits " durant lesquelles ces jeunes adeptes étaient initiés à la pratique de la torture et des assassinats.

Les informations recueillies sur le passé des dirigeants et des cadres khmers rouges sont aussi très concluantes sur un autre point : celui du métier exercé auparavant. Nous n'en avons recensé qu'un seul, celui d'enseignant dans le primaire ou le secondaire. Il est à noter que les ex-enseignants furent aussi les principaux responsables du système carcéral. Comme nous l'avons déjà dit, les jeunes Khmers rouges étaient donc encadrés par des personnes qui savaient par expérience manipuler et conditionner la jeunesse.

L'hypothèse d'un conditionnement successif, transformant les jeunes Cambodgiens en machines à tuer et à torturer, paraît, à la lumière de ces faits, la plus vraisemblable.

Les exécutants des Khmers rouges se sont-ils sentis responsables de leur actes ? Bien que nous n'ayons pas d'éléments directs de réponse à cette question, il semble que non. Embrigadés dans une organisation extrêmement rigide, contraignante et se réclamant d'une autorité suprême, ils ont eu l'impression d'agir exclusivement au nom et sur ordre de Angkar (organisation). Angkar justifiait tout acte, mais ne tolérait aucune insubordination. La mort atroce était la seule punition, l'accès au pouvoir la seule récompense. Certaines personnes questionnées sur leur passé ont admis, au moins tacitement, leur participation et leur soumission aux ordres, mais elles n'ont pas réussi à les expliquer. " Nous étions tous responsables ", telle était la fréquente réponse.

Les expériences de Stanley Milgram sur l'obéissance à l'autorité nous apportent des éléments d'explication essentiels. Engagés pour participer à une expérience sur " l'influence de la punition sur le processus de la mémorisation ", les participants à l'expérience avaient à " corriger " les réponses fausses d'un participant tiers en lui administrant des décharges électriques dont ils pouvaient augmenter graduellement l'intensité de 15 jusqu'à 450 volts. Les décharges de plus de 400 volts risquaient d'entraîner la mort, sans parler de la souffrance physique provoquée par un tel traitement, mais convaincu d'agir sous l'autorité "suprême" de la science, un homme moyen se révéla capable d'infliger les pires sévices à ses semblables - rien ne lui indiquant que l'expérience était en réalité truquée et que le véritable sujet de l'expérimentation était le tortionnaire-enseignant et non l'élève supplicié.
Trouver certains individus capables d'obéir à de tels ordres n'était cependant pas en soi un fait surprenant. Ce qui le fut davantage, c'était que les individus refusant d'y obéir ne furent qu'une infime minorité parmi les participants à l'expérimentation.
Les comportements des sujets furent cependant suffisamment variés pour permettre à Milgram d'étudier les causes de cette obéissance. Il est arrivé à la conclusion que les gens ont une tendance quasi-naturelle à obéir à l'autorité. Plus cette autorité est reconnue, plus elle est proche, plus elle dispose des moyens de contrainte, moins les gens se sentent responsables des conséquences de leur actes. Milgram a qualifié "d'agentique" l'état psychologique d'individus Soumis à l'autorité au point de n'avoir pas l'impression d'agir par et pour eux-mêmes mais seulement comme agents de l'institution qu'ils reconnaissent.

On peut maintenant s'interroger sur l'influence d'une autorité dont la reconnaissance est obtenue par la contrainte la plus extrême et qui, de surcroît, agit comme une institution politique, éducative et juridique. L'effet de son influence sera sans doute encore plus puissant. Telle fut exactement le rôle de l'Angkar à l'égard des jeunes Khmers rouges embrigadés. Son autorité était énorme, écrasante, excluant toute forme de désobéissance. Les témoins citent le cas d'un jeune Khmer rouge qui s'est suicidé... après avoir tué sur ordre de l'Àngkar un membre très proche de sa famille. L'exécution d'un ordre primant donc sur l'expression la plus dramatique que l'on puisse exprimer d'un désaccord moral.
Il y eut une politique de génocide prémédité, planifié et organisé jusqu'au dernier détail. Se sentant très minoritaires au sein de la société khmère, les Khmers rouges savaient parfaitement qu'ils ne pouvaient pas s'attaquer d'emblée à tous leurs opposants réels et potentiels. C'est pourquoi, ils ont entrepris la tâche d'extermination par tranches, suivant les règles principales de la stratégie communiste, si bien précisée par Rakosi. Le processus d'extermination s'accompagnait d'un travail visant la destruction des liens de solidarité à l'intérieur de la Société khmère, les déplacements forcés et le brassage de la population jouant là un rôle essentiel.

On peut distinguer, à cet égard, les quatre phases suivantes :
- 1 - expulsion totale ou partielle de la population indigène;
- 2 - introduction d'une population nouvelle, provenant des différentes régions du pays, et donc non unie dans son ensemble par des liens de solidarité mutuelle;
- 3 - soumission de la population à des pratiques installant un climat de méfiance extrême - il s'agit des séances " d'autocritique " où chacun, après avoir reconnu ses propres fautes, ses propres erreurs, était obligé de dénoncer d'autres personnes comme " ennemies " de la révolution;
- 4 - extermination tranche par tranche, des catégories de la population considérées par les Khmers rouges comme traîtres, ennemis, parasites sociaux ou non ré-éducables. Puis extermination de tous ceux que l'on soupçonne de s'opposer à la ligne définie par l'Angkar.

En exterminant les personnes selon des critères relatifs aux catégories socio-professionnelles, donc des critères de classe, le génocide au Cambodge porte visiblement la signature du crime motivé par l'idéologie communiste. L'association des Khmers rouges au courant de gauche, qui se réclamait de surcroît de la lutte anti-impérialiste, a contribué selon toute vraisemblance à étouffer l'ampleur des crimes devant la partie de l'opinion publique de gauche d'orientation tiers-mondiste. D'un autre côté, une alliance objective entre les Khmers rouges et la première puissance occidentale, les U.S.A., pour contenir une poussée d'influence soviétique en Extrême-orient, a neutralisé une bonne partie de l'opinion de droite.

Ces soutiens, qui leur sont venus aussi bien de la gauche que de la droite, ont permis aux Khmers rouges d'acquérir l'allure d'interlocuteurs respectables et de profiter aujourd'hui de la protection des hautes instances internationales .