De Marek Sliwinski, éditions l'Harmattan. 1195, 174 pages.
Présentation | Affirmations | Comment cela a-t-il été possible ? |
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Présentation :
Basée sur les histoires de 1.300 familles khmères,
représentant quelque 13.000 personnes, l'étude de
Marek Sliwinski dresse le premier bilan démographique de
la guerre civile des années 1970-1975, de la révolution
khmère rouge (1975-1979) et des années de l'intervention
militaire vietnamienne au Cambodge (1979-1989).
L'auteur met surtout en évidence ce qui a tour à
tour été nié, minimisé, occulté
: l'ampleur du génocide commis par les Khmers rouges. L'analyse
des lieux et des circonstances des décès prouve
en effet qu'il y a bien eu politique d'extermination préméditée
puis planifiée. Ainsi plus de 60% des habitants du pays
ont-ils dû suivre les chemins de la déportation et,
en moins de quatre années, le Cambodge, transformé
en un immense camp de concentration, a perdu 25 % de sa population.
Marek Sliwinski propose enfin de pertinents éléments
de réponse aux questions que beaucoup se posent : comment
un génocide d'une telle ampleur a-t-il été
rendu possible ? Pourquoi le génocide a-t-il été
aussi facilement absous ? A cet égard, en même temps
qu'il souligne que la politique de défense des Droits de
l'Homme demeure au service des intérêts de l'Etat,
il s'interroge sur certains traits d'une société
khmère qui conduisent au manque de responsabilité
individuelle et collective.
Marek SLIWINSKI enseigne au Département de Science politique
de l'Université de Genève et est membre de l'Institut
des Sciences politiques de l'Académie Polonaise des Sciences.
Il a publié en 1977 un rapport remarqué sur les
conséquences démographiques et sociales de la guerre
en Afghanistan qui lui a permis d'exercer ses méthodes
d'analyse.
Jusqu'en 1968 les migrations vers les centres urbains sont très
faibles. Phnom Penh abrite 570.000 des 6.425.000 habitants du pays.
Entre la fin de 1968 et le 17 avril 1975 entre 24,8 et 33,2 %
de la population rurale a " émigrée "
à Phnom Penh dont l'agglomération contenait, le
17 avril 1975, un minimum de 2,5 millions d'habitants pour une
population totale de 7,5 millions environ.
Les chiffres usuellement avancés pour cette période
oscillent entre 600.000 et 700.000 morts (7,6 à 9,6 %
de la population).
Le chiffre réel des tués peut difficilement
dépasser 240.000 Khmers et 70.000 Vietnamiens du Cambodge,
soit 310.000 personnes. ( or, 600.000 sont souvent annoncés)
Entre 46,6 et 54,1 % de la population totale est déportée
dans une autre province.
En l'espace de moins de quatre ans le pays perd environ 2.033.000 habitants
dont la moitié, 1.100.000, appartenait à
la capitale et à sa province.
On observe une sorte de "couloir de la mort" passant
par Takeo, Phnom Penh, Kompong Chhnang, Pursat, Battambang.
Le taux d'extermination de la population est d'environ 25
%, touchant plus particulièrement les classes d'âge
extrêmes, (enfants de moins de cinq ans et adultes de plus
de 45 ans), et les hommes plus que les femmes.
Les provinces les plus touchées par les exécutions
massives sont celles qui ont été vidées de
leurs habitants originels et remplies de déportés
qui ne se connaissaient pas entre eux. Les déportations
étaient un moyen, pensé et voulu, de casser la solidarité
sociale, d'atomiser les individus, de faire de la société
une masse d'individus sans liens, pour pouvoir affirmer son pouvoir
sans trop de risques de révolte.
L'exécution de plus de 720.000 victimes par des méthodes
"manuelles", par opposition à l'usage des
armes à feu, a nécessité la formation d'une
véritable armée de tortionnaires. De nombreux témoignages
indiquent que les jeunes recrues (12-15 ans) khmères rouges
étaient initiées à tuer et à torturer.
La plupart, pour ne pas dire tous, des dirigeants khmers rouges
étaient des anciens enseignants : les jeunes recrues, qui
furent employées en masse, étaient donc entourées
de cadres sachant par expérience influencer et manipuler
la jeunesse.
Le processus d'extermination était à plusieurs étapes
: la première et la plus importante s'appliquait aux "ennemis de classe", armée, police et fonctionnaires.
Les suivantes ont porté sur les personnes et les minorités
hostiles ou supposées être hostiles au régime, et ce
pour des raisons "pédagogiques" : il
convenait de montrer par des exemples horribles et la terreur
ce qui advenait aux insoumis.
La famine à grande échelle touche le pays dès
1976 quand presque toute la population est assignée aux
travaux forcés. (59 % de la population fut transformée
en esclaves ! ). Ce fut au début un moyen choisi, mais
non contrôlé, d'extermination de la population. Très
vite cette famine devint structurelle : 79 % de la population
ne connaît rien à l'emploi qui lui a été
imposé. La population active a augmentée de 36
% mais au lieu d'être composée de professionnels
(ils ont été massacrés) elle se compose de
hordes d'esclaves enrégimentés en " brigades
" et autres " groupes de choc " qui doivent faire
vivre un encadrement de surveillance pléthorique.
L'administration khmère rouge avoisinait les 20 % de la
population !
Dans les années 1980, 375.000 personnes, 5% de la population
totale résidait dans les camps de réfugiés.
Les Cambodgiens qui ont émigré à l'étranger
seraient de :
L'évaluation des conséquences de l'intervention
militaire du Vietnam se solde par un bilan fort contrasté
où le mérite d'avoir éliminé le gouvernement
de Pol Pot occulte les méfaits et les exactions commis.
A partir de 1985 aucun cas de famine n'est signalé.
Le nombre de victimes de guerre (tuées par les armes) pour
les années 1980-1989 devrait se situer entre 30.000 et
40.000. Chiffres faibles et trompeurs : l'objectif des deux belligérants
n'est pas tant de tuer que de rendre l'ennemi infirme à
vie. Les armes qui sont alors les plus utilisées sont les
mines.
30.000 amputés au moins, 90.000 handicapés à
vie.
En 1992, 64 % des enfants ont perdu au moins un parent !
Imputer la responsabilité des massacres à une clique
restreinte, peut donner bonne conscience à certains, mais
ce ne serait qu'une manière cynique de déguiser
la réalité : près de 22 % des personnes actives
ont été attachées à l'appareil administratif
et de surveillance.
Une forte proportion de l'actuelle classe politique et la quasi
totalité de l'administration locale sont constitués
de personnes "récupérées" de
l'ancienne administration des Khmers rouges : il n'y avait personne
d'autre à qui faire appel.
L'explication des mobiles des crimes et, de surcroît, de
ceux de crime contre l'humanité, a toujours fasciné
l'imagination des chercheurs.
A l'issue de la Deuxième Guerre mondiale, nombreux furent
les travaux qui ont tenté d'expliquer les crimes perpétrés
par les nazis. Influencés au départ par l'approche
freudienne, ils ont essayé de démontrer le lien
entre racisme, type de personnalités, structure de la famille
et phénomène fasciste en tant que tel. Avec la découverte
tardive de l'univers exterminateur soviétique, l'intérêt
s'est déplacé vers l'analyse des origines, de la
structure et du fonctionnement des systèmes totalitaires".
Puis, sont apparus les ouvrages démontrant le lien entre
le contenu de l'idéologie ou des croyances, et la nature
existentielle du système. Le plupart des ouvrages relatifs
à la période des Khmers rouges au Cambodge appartiennent
à cette dernière catégorie.
L'ouvrage collectif édité par Karl Jackson démontre
d'une manière évidente la relation entre l'idéologie
des Khmers rouges et le caractère exterminateur de leur
système politique. Deux hypothèses, suscitées
par cet ouvrage, méritent une attention particulière.
La première, évoquée par Jackson, insiste
sur l'effet d'une rencontre entre idéologie communiste
intransigeante et doctrine de l'autarcie totale. Il en a résulté
une dégradation de l'idéal révolutionnaire
initial, et cela dans un climat de privations extrêmes,
de chambres de torture et de famine généralisées.
Quant à l'hypothèse de François Ponchaud,
elle démontre comment la rencontre entre communisme intransigeant
et doctrine karmique a contribué à l'ampleur de
l'extermination. Justifiant les inégalités sociales
et les souffrances des opprimés par les mauvaises actions
commises dans les vies antérieures, la doctrine karmique
a été considérée par les révolutionnaires
khmers rouges comme un véritable " opium du peuple
". D'un autre côté, l'individualisme bouddhique
a empêché une résistance organisée
au régime, chacun ne s'occupant que de son propre avenir.
On peut pourtant se demander si les affinités évoquées
dans ces hypothèses constituent la cause première
des exterminations commises par les Khmers rouges, ou si elles
n'en sont qu'un corollaire. Les idéologies extrémistes
sont connues de tous mais elles ne sont que rarement associées
avec les abominations commises. L'engrenage de la violence et
de la cruauté dépend probablement d'un syndrome
de variables spécifiques où les prémisses
d'ordre moral et idéologique jouent un rôle relativement
secondaire. Du point de vue strictement béhavioriste, l'engrenage
de la violence doit résulter d'un processus de conditionnement
particulier auquel la société ou certaines parties
de cette société sont soumises. Dans le cas précis
du Cambodge, on peut ainsi distinguer trois facteurs qui, selon
toute vraisemblance, ont joué un rôle essentiel :
Le processus de conditionnement des jeunes Khmers rouges est possible
à reconstituer. Pour le recrutement, les Khmers rouges
embrigadaient dès l'âge de 12 ans des jeunes gens
des deux sexes venant des coins les plus reculés du pays.
Séparés de leur familles, leur développement
affectif se trouvait subitement arrêté. Appartenant
souvent aux peuples primitifs vivant dans un état de guerre
tribale quasi permanent dans les zones forestières du nord-est,
ils constituaient un matériel humain particulièrement
facile à initier à l'usage de la violence la plus
extrême. Les séances d'endoctrinement idéologique,
communes à toutes les organisations de jeunesse communiste
du monde, étaient complétées par des séances
dites de " durcissement des coeurs et des esprits "
durant lesquelles ces jeunes adeptes étaient initiés
à la pratique de la torture et des assassinats.
Les informations recueillies sur le passé des dirigeants
et des cadres khmers rouges sont aussi très concluantes
sur un autre point : celui du métier exercé auparavant.
Nous n'en avons recensé qu'un seul, celui d'enseignant
dans le primaire ou le secondaire. Il est à noter que les
ex-enseignants furent aussi les principaux responsables du système
carcéral. Comme nous l'avons déjà dit, les
jeunes Khmers rouges étaient donc encadrés par des
personnes qui savaient par expérience manipuler et conditionner
la jeunesse.
L'hypothèse d'un conditionnement successif, transformant
les jeunes Cambodgiens en machines à tuer et à torturer,
paraît, à la lumière de ces faits, la plus
vraisemblable.
Les exécutants des Khmers rouges se sont-ils sentis responsables
de leur actes ? Bien que nous n'ayons pas d'éléments
directs de réponse à cette question, il semble que
non. Embrigadés dans une organisation extrêmement
rigide, contraignante et se réclamant d'une autorité
suprême, ils ont eu l'impression d'agir exclusivement au
nom et sur ordre de Angkar
(organisation). Angkar justifiait tout acte, mais ne tolérait
aucune insubordination. La mort atroce était la seule punition,
l'accès au pouvoir la seule récompense. Certaines
personnes questionnées sur leur passé ont admis,
au moins tacitement, leur participation et leur soumission aux
ordres, mais elles n'ont pas réussi à les expliquer.
" Nous étions tous responsables ", telle était
la fréquente réponse.
Les expériences de Stanley Milgram sur l'obéissance
à l'autorité nous apportent des éléments
d'explication essentiels. Engagés pour participer à
une expérience sur " l'influence de la punition sur
le processus de la mémorisation ", les participants
à l'expérience avaient à " corriger
" les réponses fausses d'un participant tiers en lui
administrant des décharges électriques dont ils
pouvaient augmenter graduellement l'intensité de 15 jusqu'à
450 volts. Les décharges de plus de 400 volts risquaient
d'entraîner la mort, sans parler de la souffrance physique
provoquée par un tel traitement, mais convaincu d'agir
sous l'autorité "suprême" de la science,
un homme moyen se révéla capable d'infliger les
pires sévices à ses semblables - rien ne lui indiquant
que l'expérience était en réalité
truquée et que le véritable sujet de l'expérimentation
était le tortionnaire-enseignant et non l'élève
supplicié.
On peut maintenant s'interroger sur l'influence d'une autorité
dont la reconnaissance est obtenue par la contrainte la plus extrême
et qui, de surcroît, agit comme une institution politique,
éducative et juridique. L'effet de son influence sera sans
doute encore plus puissant. Telle fut exactement le rôle
de l'Angkar à l'égard des jeunes Khmers rouges embrigadés.
Son autorité était énorme, écrasante,
excluant toute forme de désobéissance. Les témoins
citent le cas d'un jeune Khmer rouge qui s'est suicidé...
après avoir tué sur ordre de l'Àngkar un
membre très proche de sa famille. L'exécution d'un
ordre primant donc sur l'expression la plus dramatique que l'on
puisse exprimer d'un désaccord moral.
On peut distinguer, à cet égard, les quatre phases
suivantes :
En exterminant les personnes selon des critères relatifs
aux catégories socio-professionnelles, donc des critères
de classe, le génocide au Cambodge porte visiblement la
signature du crime motivé par l'idéologie communiste.
L'association des Khmers rouges au courant de gauche, qui se réclamait
de surcroît de la lutte anti-impérialiste, a contribué
selon toute vraisemblance à étouffer l'ampleur des
crimes devant la partie de l'opinion publique de gauche d'orientation
tiers-mondiste. D'un autre côté, une alliance objective
entre les Khmers rouges et la première puissance occidentale,
les U.S.A., pour contenir une poussée d'influence soviétique
en Extrême-orient, a neutralisé une bonne partie
de l'opinion de droite.
Ces soutiens, qui leur sont venus aussi bien de la gauche que
de la droite, ont permis aux Khmers rouges d'acquérir l'allure
d'interlocuteurs respectables et de profiter aujourd'hui de la
protection des hautes instances internationales .
Est ici évalué avec précision tout ce qui
a concouru à la désintégration de la société
et à sa décimation : les mouvements migratoires
depuis 1970, les méthodes et l'ampleur des exécutions,
les ravages de la famine, la natalité et les incidences
de celle-ci sur le présent et l'avenir du pays.
Chiffres, phrases et idées extraits de ce livre :
Certains ont donné les bombardements américains
pour cause principale des décès. Or ceux-ci s'effectuaient
sur des zones très peu peuplées, pour ne pas dire
inhabitées, et on ne peut leur accorder "que "
17,6 % des tués, loin derrière les tués par
armes à feu, 46,3 %, ou les assassinats, 31,7 % .
Compte tenu des déplacements dans la même province,
c'est entre 61,4 et 67,1 % de la population totale qui a été
déportée.
Ces décès ont pour cause :
- exécutions et assassinats : 39,3 %,
- famine et épuisement : 36,3 %.
- la guerre en elle même ne cause que 1,5 % des morts !
La désintégration sociale a facilité l'entreprise
d'extermination car elle a enclenché in fine un processus
de stress qui a abouti à la résignation totale
: le refus de vivre.
- 130.000 vers les Etats-Unis,
- 70.000 vers l'Europe, principalement la France,
- 20.000 vers d'autres pays.
Extraits de la conclusion
Comment cela a-t-il été possible ?
- 1 - le processus de conditionnement des Khmers rouges;
- 2 - la généralisation de l'état "agentique"
des individus sous la domination des Khmers rouges;
- 3 - le processus de désintégration de la société
khmère.
Trouver certains individus capables d'obéir à de
tels ordres n'était cependant
pas en soi un fait surprenant. Ce qui le fut davantage, c'était
que les individus refusant d'y obéir ne furent qu'une infime
minorité parmi les participants à l'expérimentation.
Les comportements des sujets furent cependant suffisamment variés
pour permettre à Milgram d'étudier les causes de
cette obéissance. Il est arrivé à la conclusion
que les gens ont une tendance quasi-naturelle à obéir
à l'autorité. Plus cette autorité est reconnue,
plus elle est proche, plus elle dispose des moyens de contrainte,
moins les gens se sentent responsables des conséquences
de leur actes. Milgram a qualifié "d'agentique"
l'état psychologique d'individus Soumis à l'autorité
au point de n'avoir pas l'impression d'agir par et pour eux-mêmes
mais seulement comme agents de l'institution qu'ils reconnaissent.
Il y eut une politique de génocide prémédité,
planifié et organisé jusqu'au dernier détail.
Se sentant très minoritaires au sein de la société
khmère, les Khmers rouges savaient parfaitement qu'ils
ne pouvaient pas s'attaquer d'emblée à tous leurs
opposants réels et potentiels. C'est pourquoi, ils ont
entrepris la tâche d'extermination par tranches, suivant
les règles principales de la stratégie communiste,
si bien précisée par Rakosi. Le processus d'extermination
s'accompagnait d'un travail visant la destruction des liens de
solidarité à l'intérieur de la Société
khmère, les déplacements forcés et le brassage
de la population jouant là un rôle essentiel.
- 1 - expulsion totale ou partielle de la population indigène;
- 2 - introduction d'une population nouvelle, provenant des différentes
régions du pays, et donc non unie dans son ensemble par
des liens de solidarité mutuelle;
- 3 - soumission de la population à des pratiques installant
un climat de méfiance extrême - il s'agit des séances
" d'autocritique " où chacun, après avoir
reconnu ses propres fautes, ses propres erreurs, était
obligé de dénoncer d'autres personnes comme "
ennemies " de la révolution;
- 4 - extermination tranche par tranche, des catégories
de la population considérées par les Khmers rouges
comme traîtres, ennemis, parasites sociaux ou non ré-éducables.
Puis extermination de tous ceux que l'on soupçonne de s'opposer
à la ligne définie par l'Angkar.