A Phnom Penh, le quartier vietnamien était une ville en lui-même. Parmi les dizaines de milliers de gens qui y vivaient, à peu près toute l'Indochine de Hanoi à Saigon était représentée. La population de base, fondamentale, était faite d'hommes du delta dont certains étaient venus s'installer au Cambodge en des temps immémoriaux, conservant néanmoins leur langue et leur identité. Une seconde couche s'était mise en place avec les Français, dont l'administration avait presque toujours donné la préférence aux Vietnamiens sur les Khmers pour tous les postes subalternes qui ne pouvaient pas, sous peine de déroger, être acceptés par des Européens. Une troisième vague enfin, de beaucoup plus récente, était arrivée dès les premiers combats, opposant les troupes d'Ho Chi Minh et de Giap au corps expéditionnaire français; cette troisième vague était principalement composée de Tonkinois et d'Annamites qui avaient fui une guerre où ils se souciaient assez peu de prendre parti, moins encore de prendre des risques personnels. Le phénomène n'était d'ailleurs pas limité à la seule Phnom Penh; il avait touché d'autres villes khmères, surtout dans le Sud, telles Takeo et Sway Rieng, toutes proches de la frontière. Ces colonies vietnamiennes étaient nettement moins importantes à mesure Qu'on allait vers le nord du Cambodge, à une exception près : celle des berges du grand lac Tonlé Sap où les pêcheurs vietnamiens s'étaient établis depuis des générations, faisant macérer le poisson pour fabriquer du prahoc, condiment indispensable de l'alimentation khmère, à la façon dont leurs cousins de l'île de Phu Quoc produisaient le nuoc-mam.
Entre les deux communautés, vietnamienne et khmère, les différences étaient en principe spectaculaires. La langue tout d'abord, bien que tout le monde parlât peu ou prou le cambodgien dont les formes et le vocabulaire abâtardis depuis des siècles n'étaient d'ail leurs pas si difficiles à apprendre; un certain nombre de coutumes ensuite, par exemple les habitudes vestimentaires qui faisaient porter le pantalon large et la tunique à une Vietnamienne plutôt que le sampot; la religion encore, bouddhique pour un Cambodgien, le plus souvent catholique pour un Vietnamien, qui faisait que le second enterrait ses morts quand le premier les incinérait.
Certes, au fil des décennies et des siècles, on s'était pas mal mélangé : quand ils n'avaient pas de sang chinois dans les veines, bon nombre de fonctionnaires ou de techniciens officiellement khmers avaient des ancêtres quelque peu vietnamiens. Mais ces échanges n'avaient jamais vraiment réuni les deux communautés, qui persistaient à se regarder en chiens de faïence ou, au mieux, avec une totale indifférence. Il y avait une évidente jalousie dans le regard que les Cambodgiens portaient sur leurs colocataires : toujours quand il n'était pas chinois, un mécanicien automobile, un réparateur radio, un chef cuisinier, un maître d'hôtel, un cordonnier, un orfèvre, un restaurateur, un hôtelier, un commerçant important ou un boutiquier à l'étalage de plein vent, était le plus souvent vietnamien, dans des proportions anormales. Quant aux domestiques employés par la colonie européenne, à part une ama chinoise pour s'occuper des enfants, on parlait d'un bep (cuisinier), d'une ti-aï, d'une ti-nam, d'une ti-ba, par ordre hiérarchique décroissant, tous mots vietnamiens exprimant une fonction domestique donnée et cela même alors que l'employé était khmer, ce qui n'arrivait presque jamais, à moins que l'employeur ne fût lui-même cambodgien.