Extrait d'un article de KENG VANSAK, paru dans La Revue Française, N° 206, janvier 1968.
C'est la tradition de réalisme critique et constructeur
qui a permis l'éclosion d'un grand poète national
khmer au siècle de la répression coloniale. C'est
notre Kram Ngoy véritable poète populaire
et patriote. Les vers coulaient naturellement de sa bouche sous
forme de chants qu'il accompagnait lui-même de sa guitare
monocorde. Cette guitare, il la promenait partout avec lui, rythmant
ses poèmes qui jaillissaient de son coeur compatissant
et de sa conscience douloureuse. En effet, il voyait les méfaits
du pouvoir colonial contre lequel il ne pouvait pas grand-chose.
Alors, de village en village, de pagode en pagode, de maison en
maison, il chantait la misère, la pauvreté et surtout
le poids des impôts (même sur une poignée de
riz) que les administrateurs coloniaux faisaient pleuvoir sur
le dos des paysans khmers. Et cela sans aucune haine, mais avec
un cri vibrant de douleur devant l'inertie, la paresse, l'ignorance
et le manque de solidarité de ses propres compatriotes.
Il ne pouvait croire que les Khmers vivant sur leur sol se laissaient
dominer et exploiter par les riches commerçants chinois,
lesquels " arrivaient de Chine juste avec un pantalon sur
les genoux ". Tout cela " par la faute des Khmers eux-mêmes
qui, par passivité, se contentaient de tout acheter sans
rien produire ". Il pleurait devant l'abrutissement de ses
compatriotes à cause des superstitions et des croyances
absurdes entretenues par des personnes intéressées.
Il souffrait de voir les religieux eux-mêmes se disputer
au nom du nouveau ou de l'ancien Dharma et cela pour la même
doctrine de Bouddha... Alors il exhortait ses compatriotes à
la concorde, au travail, à l'étude, à la
prise de conscience, et surtout à l'union nationale afin
de mieux résister aux difficultés de la vie et à
la rapacité des étrangers.
Tous ses chants ont fait l'objet d'un recueil de poèmes.
Ils ont trouvé écho chez Mlle Suzanne Karpelès,
alors directrice de l'Institut bouddhique de Pnom-Penh. Elle a
accepté de les faire publier et en récompense à
notre poète, elle lui a donné une piastre.
C'était peu, mais énorme par la signification d'un
tel geste presque historique qui montrait que les Français
n'étaient pas tous des colonialistes, mais qu'il existait
bien parmi eux de savants défenseurs de la culture nationale
khmère.
Ainsi, un siècle de répression coloniale n'a pas réussi à étouffer complètement ce courant réaliste critique et constructeur qui a caractérisé la littérature khmère dès son début.
Profondément imprégnée de ce courant, la poésie de Kram Ngoy frappe encore plus par son langage. Ayant su se servir du réalisme de la langue khmère pour exprimer le réalisme de sa poésie, ce grand poète a montré qu'on peut faire des poèmes sur les thèmes de tous les jours, dans un langage populaire émaillé de gros mots crevant d'images. Il a ainsi inauguré une nouvelle esthétique dans la poésie khmère. Ses poèmes chantent encore dans le coeur des Khmers, tellement ils sont touchants par la vérité, par la bonté et par la beauté d'un langage simple, éminemment khmer.
Malheureusement, la poésie d'un seul poète n'a pas réussi à libérer la littérature khmère d'un siècle de domination coloniale. L'engouement pour la langue et la culture étrangères a eu pour conséquence l'abandon presque complet d'une étude approfondie de la langue et de la littérature nationales. Il s'en est suivi une déconsidération progressive de tout ce qui est khmer. Les valeurs du réalisme constructif et rationnel qui ont donné un sens et une personnalité à la littérature khmère restent méconnues, enfouies dans les textes en feuilles de latanier. Seul le côté merveilleux et irrationnel est retenu. D'où désappréciation des textes de valeur entraînant un préjugé défavorable vis-à-vis de la langue khmère en particulier, et vis-à-vis de la culture khmère en général.
L'influence des littératures étrangères mal comprises a fait le reste. D'une foule " d'écrivains et de poètes ", assoiffés de réussite rapide, est sortie une " nouvelle littérature " composée de petits romans à l'eau de rose dont l'idéal consiste à exploiter au maximum les thèmes faciles de l'amour vulgaire, de l'érotisme et de la violence.