1- Le plan des Khmers rouges pour réorganiser la société
cambodgienne
2- Des responsabilités du génocide...
Le plan des Khmers rouges pour réorganiser la société cambodgienne (p.177)
C'est ici sur le " front " que j'ai vraiment compris
le plan des Khmers rouges pour réorganiser la société
cambodgienne. Ils nous avaient conduits par étape : d'abord
l'évacuation des villes, puis le contrôle progressif
de la population et enfin un deuxième ou un troisième
exode en fonction des nécessités.
En ce février 1976, ils mettaient en pratique leurs théories
révolutionnaires de façon définitive.
Le concept clé, comme on nous le rabâchait dans les
meetings, était indépendance-souveraineté.
Cela signifiait pour eux être totalement indépendant,
ne subir aucune influence culturelle ou humanitaire étrangère.
Nous, les Khmers, allions nous débrouiller tout seuls,
en réorganisant, en catalysant l'énergie de notre
peuple et en éliminant tout ce qui pouvait nous distraire
de notre travail. Nous deviendrions ainsi une nation avancée
et développée, presque du jour au lendemain.
Ce " grand bond en avant " nécessitait notre
" exacte compréhension révolutionnaire".
Ces termes et ces expressions devenaient un nouveau langage. Il
y avait par exemple le concept de " lutte ". C'était
un terme militaire, comme celui de " front " qui reflétait
l'idée que la nation était toujours en guerre.
sur le" front " nous " luttions"' ou nous
" lancions des offensives " pour cultiver " vigoureusement
" les rizières!
Nous " luttions pour creuser des canaux avec un grand courage
"! Il fallait " lutter pour résoudre le problème
des engrais "! On devait " lancer une offensive pour
planter des ressources stratégiques ". Tout cela devait
être exécuté " avec un zèle révolutionnaire
" !
L'objectif était évidemment " la victoire "!
Nous décrochions " une victoire sur les éléments
"! Nous devenions " les maîtres des rizières,
des champs et des forêts ", nous obtenions la "
maîtrise de la terre, de l'eau et des canaux ", ce
qui nous donnait " une grande victoire sur les inondations
" !
Pour acquérir cette maîtrise et effectuer ce grand
bond en avant, il fallait nous " sacrifier ". Cela voulait
dire travailler sans se plaindre, sans tenir compte des obstacles,
accepter de creuser 1 8 à 20 heures par jour avec simplement
un bol de gruau dans le ventre.
Ils voulaient que nous devenions des " fanatiques du travail
" comme le disait une de leurs chansons : " Nous n'avons
pas peur de la nuit, du jour, des vents, des tempêtes, de
la pluie et des maladies. Nous nous sacrifions avec joie pour
Angka et pour montrer notre soutien à la révolution.
"
Les cadres nous poussaient à nous débarrasser de
nos biens et de tout ce qui pouvait rappeler l'ancien régime.
- Jetez les produits occidentaux que vous possédez encore;
le maquillage, les beaux vêtements, les livres, l'or!
Vous n'en avez plus besoin! Si vous conservez ces objets, votre
esprit restera contaminé par le passé et vous ne
pourrez pas bien travailler. Débarrassez-vous aussi des
ustensiles de cuisine et de vos objets personnels, sinon vous
serez considérés comme des capitalistes et comme
des ennemis de la communauté. Il n'y a plus de propriété
privée aujourd'hui.
Tout appartenait à Angka. Heureusement, leur propre code
interdisait aux soldats de nous fouiller et c'est sur nous que
Huoy et moi cachions notre or, comme tous les autres d'ailleurs.
J'avais enterré mes livres de médecine et ils ne
les trouvèrent pas malgré la vérification
de nos bagages. En rentrant du travail, nous nous sommes aperçus
un soir qu'ils avaient emporté les blouses de soie de Huoy,
ses soutiens-gorge, son nécessaire à maquillage,
la plupart des vêtements de sa mère et les pots pour
cuire le riz. Ils avaient laissé la théière,
le seul ustensile autorisé.
Après avoir aboli la religion, détruit les statues
de Bouddha, défroqué les moines, ils voulaient aussi
supprimer la famille. Nos attachements personnels affaiblissaient
notre adoration pour Angka. Les enfants devaient quitter les parents;
les vieillards, leurs fils et leurs filles.
Même les couples devaient accepter la séparation
si le travail l'exigeait. C'était, selon Angka, une "
libération " qui devait nous permettre d'accorder
plus de soin à notre travail en nous dégageant des
soucis de la famille. Ils avaient aussi, dans le même esprit,
interdit les repas individuels : tout le monde mangeait à
la cantine.
- Comme vous êtes heureux, s'exclamait Chev, le chef du
" front ', vous rentrez. du travail et le riz est déjà
prêt.
Pas de problèmes, ni d'inquiétudes : Angka s'occupe
de vos enfants et de vos parents. Tout le monde est heureux :
même les jeunes n'ont pas besoin d'aller à l'école!
Pour Angka, l'école c'est la campagne! Tout est gratuit,
vous n'avez pas d'argent à dépenser pour l'instruction,
ni pour rien ! Vous êtes vraiment heureux. Sous le régime
du grand fasciste, du grand impérialiste, du grand féodal
Lon Nol, vous étiez opprimés! Vous n'aviez jamais
connu le bonheur d'être maître de votre pays! Vous
n'étiez que des esclaves! Tout n'était que corruption,
marchands âpres au gain et militaires fascistes ! Sous le
glorieux règne d'Angka, vous êtes les maîtres
de votre destinée. La vie est bien meilleure aujourd'hui,
il n'y a plus de corruption, plus de jeux d'argent ni de prostitution.
Vous apprenez auprès des paysans et des ouvriers qui sont
la source du vrai savoir. Ils ne sont pas comme les moines fainéants.
Le seul homme sage est celui qui sait faire pousser du riz !
Les Khmers rouges voulaient un bouleversement radical de la société.
Tous ceux qui avaient dirigé le pays auparavant avaient
disparu : Lon Nol s'était enfui en avion pour les Etats-Unis,
Sihanouk ne donnait plus signe de vie et les moines n'existaient
plus.(" Ceux qui apporteront secrètement du riz aux
moines iront planter des choux. Si les choux n'ont pas poussé
en trois jours, il ne leur restera plus qu'à creuser leur
tombe. Les moines sont des sangsues impérialistes ")
Les familles étaient brisées, les enfants envoyés
ailleurs pour être élevés entre eux. Il n'y
avait plus de villes, plus de marchés, plus de magasins,
plus de restaurants, plus de cafés, plus de lignes d'autobus,
plus de voitures, plus de bicyclettes, plus d'écoles, plus
de livres, plus de journaux ou de revues. Il n'y avait plus d'argent,
plus de montres, plus d'horloges, plus de vacances et plus de
fêtes.
....C'était un contraste étrange et nous étions d'accord là-dessus.
Sur ces deux nations ( la Thaïlande et le Cambodge ) aux cultures semblables
et aux ressources similaires, l'une était un grand succès, l'autre un désastre absolu.
On pouvait comprendre pourquoi la Thaïlande avait réussi, mais pourquoi
le Cambodge avait-il échoué? Nous avions quelques réponses mais elles n'étaient
pas à la mesure de notre chagrin. Tant que nous vivrons, nous nous poserons cette question
sans être jamais satisfaits des réponses.
Ce que je sais, c'est que la destruction du Cambodge aurait pu être évitée.
La politique en porte l'entière responsabilité.
Par politique, je ne parle pas uniquement de celle des Khmers rouges.
Ils ont donné le coup de grâce à ce pays, ils ne l'ont pas détruit tout seuls.
Des pays étrangers leur ont prêté main-forte, la plupart sans se rendre compte des conséquences.
C'est une histoire compliquée et il faut remonter de nombreuses années en arrière pour la comprendre.
D'abord, la France, notre ancienne puissance coloniale, ne nous a pas préparés à l'indépendance. Elle ne nous a pas donné cette classe moyenne cultivée dont nous avions besoin pour nous gouverner nous-mêmes.
Puis il y a eu les Etats-Unis, dont le soutien ostensible poussa le Cambodge vers la droite en 1970, le faisant sortir de sa neutralité. Une fois Lon Nol au pouvoir, les Etats-Unis auraient pu le forcer à mettre fin à la corruption. Ils auraient pu arrêter les bombardements avant qu'il ne soit trop tard. Les bombardements et la corruption ont contribué à ce que le Cambodge bascule dans le camp de gauche.
Du côté des communistes, la Chine a donné aux Khmers rouges des armes
et une idéologie.
Les Chinois auraient pu les empêcher de massacrer les civils.
Ils n'ont même pas essayé.
Et puis, il y a le Viêt-nam. Dans les années 60 et au début des années 70,
les communistes vietnamiens, en utilisant l'est du territoire comme partie intégrante
de la piste Hô Chi Minh, ont toujours placé leurs intérêts avant tout. Ils ont utilisé le
Cambodge à leur profit.
Mais le plus triste à dire c'est que le principal responsable de la destruction. du Cambodge,
ce sont les Cambodgiens.
Pol Pot était cambodgien, comme Lon Nol et comme Sihanouk. Ces trois
dirigeants ont réuni toutes les conditions pour la destruction et la mort de notre pays.
Vus de l'extérieur, ils apparaissent comme totalement différents : Sihanouk,
le prince populiste; Lon Nol, le dictateur de droite; Pol Pot, le communiste ultra.
En fait, ils avaient, comme Chea Huon, des idées extraordinaires sur le
développement futur du pays. Ils partageaient aussi un trait typiquement cambodgien :
une vanité excessive. Je ne parle pas d'une saine fierté patriotique mais du sentiment
d'appartenir à une race supérieure. Nos voisins nous méprisent à cause de la couleur de
notre peau : comme nous nous sentons humiliés, nous essayons de prouver notre
supériorité à chaque occasion.
Sihanouk répétait sans cesse que nous étions un îlot de paix qui faisait
envie au monde entier. Il disait que nous étions un peuple beaucoup plus civilisé
que les Vietnamiens et que les Thaïlandais, mais il ne nous encourageait pas à sortir
du pays pour aller faire des comparaisons. Si nous l'avions fait, nous aurions pu constater
dans quel état piteux se trouvait notre économie, combien notre armée était faible et notre
administration incompétente. Si nous avions su et si Sihanouk l'avait voulu, nous aurions
peut-être pu faire quelque chose.
Le successeur de Sihanouk fut l'incapable Lon Nol. Il voulait tout purifier au Cambodge
: la race, la culture, la religion. Il rendait les Vietnamiens responsables des maux du Cambodge
et croyait qu'ils étaient de race inférieure.
Voilà pourquoi il laissa ses soldats massacrer les Cambodgiens d'origine vietnamienne,
et qu'il attaqua les troupes du Nord-Viêt-nam le long de la frontière, alors
qu'elles étaient les meilleures d'Asie. Beaucoup plus que Sihanouk, Lon Nol était un rêveur.
Après Lon Nol vint Pol Pot. Le gouvernement bascula de l'extrême droite
à l'extrême gauche, mais en fait les dirigeants étaient les mêmes. Comme Lon Nol,
Pol Pot était un raciste aux idées bizarres. Il voulait redonner au Cambodge sa grandeur,
en éliminant tous ceux qui n'étaient pas de purs paysans khmers : les intellectuels,
les citadins, les Chams (la minorité musulmane), les gens d'origine vietnamienne et chinoise.
Les Khmers rouges se vantaient de leur supériorité, les autres n'étaient que des êtres
sans importance. Voilà pourquoi ils n'y réfléchissaient pas à deux fois pour tuer et torturer.
Voilà pourquoi Pol Pot fit en 1977 l'énorme bêtise d'attaquer le territoire vietnamien
et d'y massacrer des civils. Comme Lon Nol, Pol Pot croyait qu'il pouvait vaincre
l'armée vietnamienne.
Sihanouk, Lon Nol, Pol Pot avaient la même vision du Cambodge : un pays fier, indépendant,
différent de ses voisins, mieux qu'eux. C'était une vision déformée. La situation du pays est
allée en empirant d'un dirigeant à l'autre.
En 1979 le Cambodge était détruit. A côté, en Thaïlande, il y avait des routes pavées,
de beaux temples et plus de riz qu'il n'en fallait pour nourrir la population.
Plus je découvrais la Thaïlande, plus je me mettais en colère. J'avais été trompé sur toute la ligne.