Unique survivante de sa famille, Molyda a dicté à ses parents adoptifs le récit de l'agonie des siens sous le régime des Khmers rouges. Elle avait douze ans lorsque les troupes de Pol Pot occupèrent Phnom Penh le 17 avril 1975.
Le récit est accablant par sa simplicité. Ce n'est pas une prise de parole politique, mais l'égrènement impitoyable de longues journées de faim, de peur, de silence, de travail forcé. Il débouche sur l'espérance d'un nouveau départ dans la vie sur un sol hospitalier. Une famille s'est reconstituée, auprès de parents européens, avec deux autres enfants rescapés.

Ce témoignage constitue un document historique capital, d'abord parce qu'il s'agit du premier récit de l''intérieur qui couvre toute la période du régime Pol Pot, jusqu'à l'arrivée des Vietnamiens. Surtout, par la précision de ses détails, ce livre apporte des éléments d'explication inédits de ce qui restera comme l'une des plus tragiques aberrations de l'histoire de l'humanité.
Mais c'est aussi la chronique d'une expérience psychologique peu banale. Cette dernière dimension n'est pas la moins importante : elle peut aider à expliquer la survie d'une enfant tout aussi exposée que les autres, et peutêtre même plus fragile, mais qui n'a jamais perdu confiance en l'avenir.


Extrait N° 1 : Evacuation de Phnom Penh

Trois jours après mon escapade, c'était le 16 avril 1975, de sinistre mémoire : le plus gros bombardement dont je me souvienne : ça brûlait de partout, de la fumée plein le ciel, des explosions dans tous les quartiers de la ville. A ma famille, composée de mes parents, de quatre filles dont j'étais la seconde, et d'un petit frère de quatre ans, s'était jointe la famille de Mitia Mir, mon oncle, qui était l'époux de la soeur plus jeune de ma mère, et de leurs neuf enfants, dont l'aînée, Tôn Ny, avait onze ans, la plus jeune Sreï Peu, un an et demi. Nous avons passé ensemble la journée dans une profonde tranchée que l'on avait creusée au fond du jardin.
C'est là tout près que mon père et mon oncle enterrèrent une carabine et un pistolet qui étaient des souvenirs de famille et qui, à ma connaissance, n'avaient jamais servi. J'ai su plus tard qu'un ordre venu de haut avait obligé tous les gens à livrer les armes en leur possession.

Je ne sais plus comment nous passâmes la nuit. Mais le matin, c'était le grand calme. Personne n'osait sortir : on attendait un événement. Soudain éclatent des applaudissements et l'on entend des cris de triomphe : " Kampuchéa libre ! " Par les fenêtres fermées, nous voyons la foule des badauds et des sans-abri qui traînaient tout le jour à travers la ville former une haie de chaque côté de l'avenue : au milieu de la chaussé, en file indienne, des gamins en veste et pantalons noirs, chaussés de bouts de pneu transformés en sandales, l'arme à l'épaule, avançaient en silence, sans un sourire, sans un regard ni à droite, ni à gauche. Ils se dirigeaient vers le centre de la ville. Je n'avais pas vu, mais ma soeur me fit remarquer une jeep en tête, surmontée d'un drapeau blanc. Aussitôt mon père et mon oncle, déchirant un drap, en font un drapeau blanc qu'ils fixent à la fenêtre. Pour sortir dans la rue, ils troquent leurs pantalons trop " bourgeois " contre un drap qu'ils se nouent autout des reins " à la Ghandi ". C'était donc ça la libération ? Soudain, je les entends rentrer précipitamment et fouiller dans la saile de bains pour trouver une grande serviette de toilette... rouge. " Le drapeau rouge est apparu, il faut mettre un drapeau rouge, sinon ils vont piller la maison ! " Les gamins-soldats n'avaient pas l'air de vouloir piller, ils avançaient, silencieux, sans rien voir ni personne. Mon père agite son drapeau rouge : à la suite des soldats s'avançaient des hommes qui semblaient un peu plus âgés : ils étaient aussi habillés de noir, mais leurs tenues étaient sales, crasseuses même. L'un d'eux nous crie : " Nous venons vous sauver " ou " vous aider ", je n'ai pas très bien entendu. Mon père ouvre la porte et fait mine de surtir pour le saiuer : " Ne sortez pas ! Nous allons d'abord nettoyer la ville : il v a des bandits qui dévalisent les magasins. " En effet, nous avions entendu dire qu'à la faveur des bombardements, dts gens pillaient les boutiques, les épiceries, les bijouteries.

Vers midi, nous ailions nous mettre à table, une moto stoppe devant la maison. Mon père va voir, je le suis : c'est un Khmer rouge. " Préparez vos bagages, dit-il. Il faut vous mettre en route le plus vite possible. Vous partez à deux ou trois kilomètres d'ici, on vous dira. Nous devons nettoyer la ville. Et surtout ne vous avisez pas de vous cacher dans la maison ! "

Chacun prépare son baluchon. Nous mangeons un peu de poisson grillé et du riz. Nos parents préparent les bagages. Mon père réussit encore à acheter vingt pains et du beurre. Ma mère et ma tante sortent des ballots enveloppés dans des couvertures : on va les suspendre aux deux bouts de perches de bambou que les adultes porteront sur l'épaule. Le tout est rassemblé devant le perron.

Le soir tombe, c'est le silence. Dans le voisinage, on entend des chiens pleurer. Nous attendons : peut-être n'aurons-nous pas besoin de partir. En tout cas, rien ne presse : des milliers de gens sont passés devant notre porte vers la sortie de la ville, puis plus rien. Les enfants restent dans la maison, couchés sur les tapis et les fauteuils. Nos deux pères se sont installés, avec des couvertures, derrière le portail qui donne sur la rue. Moi, je suis allée me blottir près de la dôtùre du jardin, j'avais peur, je tremblais dans la nuit moite.

Soudain, des cris, des coups de pied dans le portail de nos voisins : " Sortez ! sortez ! " Personne ne sort, la maison est apparemment vide. Je prie le Ciel qu'on ne nous voie pas. Ils s'arrêtent devant notre portail : " Il y a quelqu'un ? " Pas de réponse.
Pourvu qu'ils ne forcent pas le portail ! Non, les pas s'éloignent.
Chacun a dormi comme il a pu. Mais dès le chant du coq, ma mère nous réveille : il faut quand même partir. Nous refaisons quelques bagages, noués dans des draps. Chacun reçoit une charge de riz qu'il faudra porter sur la tête.

Le soleil à peine levé, passe un Khmer touge :
- Allez, allez, il faut partir !
- Mais je ne sais pas où aller, dit mon père.
- A trois kilomètres de la ville. Allez, allez, on va nettoyer la ville. Après ça, vous reviendrez, c'est l'affaire de deux ou trois jours.

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Extrait 2 : Septembre 1977

A Sroko Trobek, le groupe des jeunes filles semble se spécialiser dans la construction des routes de terre. Dans un pays où le sol est tantôt boueux jusqu'à un mètre de profondeur, sinon plus, tantôt couvert d'une couche de poussière où les jambes s'enfoncent à mi-mollet, c'est une entreprise qui demande la mobilisation permanente d'une armée de spécialistes comme nous, munies de nos paniers de jonc et pourvues de mains infatigables.
Pour le moment, je suis immobilisée, ma jambe infectée, sans l'espoir de trouver le moindre médicament. Mais voici que je rêve de mon père. Il me dit : " Prends du cérumen de ton oreille et applique-le sur ta blessure infectée. Ne prends pas le cérumen d'une autre personne. "

Le conseil m'a paru étonnant, mais je me suis exécutée : le résultat était là. En trois jours, ma jambe a guéri. La première étonnée a été ma Mékong, persuadée que j'avais adroitement simulé, et décidée à ne pas me manquer à la moindre défaillance. Mes compagnes, à qui j'ai dit comment j'avais fait, ont ri de bon coeur, me traitant de farceuse. Je n'y puis rien. J'ai repris le travail sur une nouvelle route en construction vers Don Trieh.

Les Mékongs sont toujours près de nous : "' Allez, allez, il faut se dépêcher. La route doit être prête au moment où l'on va planter le riz. Il faut foncer ! " C'est leur mot favori.

Ils nous font travailler même la nuit, dès qu'il y a un rayon de lune et souvent à la lumière de lampes à essence. Si encore ils nous donnaient à manger : une louche de liquide à midi, une autre le soir, c'était tout.

Au bout d'un mois, j'ai eu l'impression que ma vue baissait. Je creusais le sol à la pioche. Il n'était pas nécessaire de regarder tout le temps. Mais, la nuit, quand il fallait ramasser la terre dans mon panier et la porter sur le remblai, il fallait pouvoir se guider : je ne distinguais rien. Je devais tâter le sol, au risque de recevoir un coup de pioche sur la tête. La Mékong disait : " Met Peuw fait semblant. Elle dit qu'elle n'y voit plus, comme elle disait qu'elle ne pouvait plus marcher. Viens avec moi ! " Elle me prend par la main et me conduit au milieu de la route. Je pensai que j'étais bonne pour le sac en plastique. Mais cela m'était bien égal. Elle me laisse au milieu de la route et me dit : " Je m'arrête un instant sous le buisson. " Je ne sais où me diriger. J'attends. Puis je tâte le sol : ce n'est pas de l'herbe, ce n'est pas du caillou. De la terre !

Je tâte autour de l'endroit où la Mékong m'a laissée. Ma main remonte sur un petit tertre : une tombe ! Je m'assieds sur le bord de la tombe. La Mékong va revenir. Mais non ! Une heure se passe, puis deux. L'aube approche, c'est l'heure où les travailleuses reviennent pour environ quatre heures de repos. J'entends pas ser un groupe, j'appelle. Une de mes compagnes me reconduit à ma hutte et me dit : " Tu étais au milieu des tombes. La Mékong a voulu sans doute vérifier si tu y voyais. Si tu avais eu peur, tu serais accourue à ta cabane, et aiors elle t'attendait avec une pioche. Pas pour creuser la terrre. "

Le soir de ce jour-là, après le travail normal que j'ai dû assurer dans la journée, à la séance d'éducation, le Mékong-chef dit publiquement (tout est public ici) : " Met Peuw sera dispensée du travail de nuit, elle n'y voit vraiment pas. "

Trois jours plus tard, nous avions achevé une section de la route.
Une journée libre pour tout le monde : " Vous pouvez aller dans vos villages. " J'aurais aimé aller à Wath Tia, voir Tôn Ny ou prendre de ses nouvelles. J'aurais voulu savoir comment vivait Srei Peu toute seule à longueur de journée. Ne voyant pas clair, je n'ai pas osé me mettre en route.

Rentrées dans la nuit, quelques-unes de mes compagnes ont raconté qu'à Wath Tia on mangeait mieux. Les travailleurs ont du riz consistant et même parfois des morceaux de porc.

A la séance d'éducation du soir, le Mékong-chef annonce que si quelqu'un veut aller travailler à Wath Tia, il n'a qu'à le dire.
Il sait qu'on y mange mieux et que l'on n'a pas besoin d'y travailler la nuit. Il comprend cela.
- Vous avez d'ailleurs le témoignage de celles qui sont allées hier à Wath Tia. Qui est-ce qui est allé à Wath Tia hier ?
- Moi, moi, disent quelques voix.
- Est-ce qu'on y mange bien ?
- oui, oui.
- Qui veut aller à Wath Tia ?
Cinq mains se lèvent.
- Vous voulez vraiment ?
- oui, oui !
- Eh bien, allez prendre vos affaires.

La Mékong les accompagne. Elles ne sont jamais arrivées à Wath Tia.

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