Voici l'épisode le plus poignant de l'une des vies les
plus romantiques de ce siècle.
Jusqu'en 1970, la biographie de Norodom Sihanouk suscitait l'étonnement.
A partir de cette date, elle se fait stupéfiante. Renversé
par un coup d'État pro-américain, il devient l'hôte
des Chinois et l'allié des Khmers Rouges qui depuis dix
ans luttaient contre lui par les armes.
Ses ennemis vaincus, cinq ans plus tard, il ne rentre dans
sa capitale que pour y être emprisonné dans son palais,
sans cesse menacé de mort par des gardiens dont il apprend
peu à peu qu'ils soumettent sa patrie à un
épouvantable génocide.
C'est le récit de cette captivité, du sauvetage
de l'ancien souverain par ses alliés chinois, de sa rocambolesque
évasion du siège de la délégation
des Khmers Rouges à l'ONU et de sa tragique et inévitable
alliance avec les bourreaux du Cambodge que raconte ici celui
que son peuple appelait le " prince-papa ".
Pendant toute ma carrière de chef de l'Etat khmer rouges je n'ai
présidé en tout et pour tout que deux conseils des
ministres. Le premier a eu lieu en septembre 1975, au cours duquel
MM. Khieu Samphân, Son Sen, Hu Nim, Koy Thuon, Toch Phoeun,
à tour de rôle m'ont présenté des 'rapports
' sur les résultats obtenus par leurs ministères
respectifs dans l'oeuvre de réhabilitation et de reconstruction
nationales entre le 17 avril 1975 et mon retour au Kampuchéa
en septembre de la même année. Rapports assez crédibles
car relativement modestes comparés aux futurs " rapports
à la nation " présentés par M. Pol Pot
et le département des Affaires étrangères
de Iang Sary dans les années 1977-1978. . .'
Le second conseil des ministres présidé par moi
s'est tenu - toujours au palais Khémarin - à la
date - historique - du 5 janvier 1976. Le gouvernement khmer rouge,
en l'absence de Pol Pot, avait à me présenter la
nouvelle constitution de notre pays, son nouveau drapeau national,
son nouvel hymne national, ses nouvelles armoiries d'Etat.
Le drapeau national du Kampuchéa désormais "
Démocratique ", est un plagiat peu génial du
drapeau national... des Vietnamiens : il est tout rouge avec,
en plein milieu, la silhouette jaune d'Angkor Vat à trois
tours. Chez les Hanoiens à cette même place, figure
une grande étoile jaune. J'imagine l'effet que font le
petit fanion de l'auto de Khieu Samphân et celui de Pham
Van Dong à Colombo (Sri Lanka) lors de la Conférence
au sommet des non-alignés (août 1976). Non déployés,
ces deux fanions sont comme deux frères jumeau que les
Sri-Lankais doivent avoir toutes les peines du monde à
différencier. Les " jumeaux " ne sont déjà
plus, à cette époque, que des " frères
ennemis ", prêts à se livrer une lutte à
mort. M.Pol Pot, qui est l'" inventeur " et le "
dessinateur " de tous ces nouveaux attributs précités
de l'Etat khmer, n'aime que la couleur rouge sang. La couleur
bleue traditionnelle est bannie alors que les Etats " très
communistes " comme la RPD de Corée, la Tchécoslovaquie.
. . ne la dédaignent pas. Mais les paroles du nouvel hymne
national du Kampuchéa, paroles conçues par Pol Pot,
sont bien plus " rouges " que la couleur de son drapeau.
Dans chaque couplet, on trouve le mot " sang ", "
sang "... Du sang partout et à propos de tout. Ce
qui est prémonitoire, prophétique et " prometteurs"
! La musique du nouvel hymne national du Kampuchéa, non
seulement défie toutes les règles de la composition
musicale, mais trouve encore le moyen d'offrir aux auditeurs la
plus inesthétique et la plus affreuse composition qui se
puisse imaginer ! Nous sommes loin du Nokoreach, si simple, si
mélodieux, et qui était, de l'aveu de tous, l'un
des hymnes nationaux les plus séduisants. Les nouvelles
armoiries sont directement inspirées de celles de la RPD
de Corée, mettant en valeur, dans leur dessin, l'agriculture
et l'industrie. Mais les armoiries coréennes sont mieux
"réussies ".
L' " Oscar " de la réussite polpotienne revient,
en fin de compte, à la nouvelle constitution communiste
du Kampuchéa, à côté de laquelle les
constitutions de la République Populaire de Chine ou de
l'Albanie elle-même font figure de constitutions terriblement
humanitaires, libérales et bourgeoises, sinon réac·
tionnaires !
Quel " homme nouveau " l'Angkar khmer rouge a-t-il réussi à façonner ?
La radio de Phnom Penh, alors que j'étais sous surveillance
communiste, dépeignait la " nouvelle société
" pure, vertueuse, non corrompue, méprisant les biens
de ce monde. En principe, les yuthea (soldats) chargés
de me surveiller auraient dû répondre, mieux que
d'autres, à cette définition. En fait, certains
de ces militaires que j'ai connus ne correspondaient guère
au type de "l'homme nouveau" révolutionnaire.
La tentative utopique des Polpotiens de chan ger le Khmer bon
vivant et volontiers " polisson " en petit Bouddha rouge
a échoué devant l'incorrigible nature des Khmers.
" Chassez le naturel, il revient au galop. " Or, vous
l'avez vu au cours de mon récit, la vertu ne les étouffait
pas : chapardeurs, voleurs, menteurs, fornicateurs, dépravés.
Quant à l'austérité prêchée
par les " hautes instances " du Parti, elle n'a pas
résisté, dans les années 1980, à l'ouverture
à l'ouest. On a vu ces messieurs, non seulement changer
de costume et de mode de vie, mais même d'idéologie
et de profession de foi politique.
Comble d'ironie : Son Sann, grand bourgeois capitaliste, partisan
avéré des Etats-Unis, adopte les règles d'ascétisme
style khmer rouge des années 1970. Il interdit, pour lui
et les siens, cigarettes, alcools, vins, danses et tenues de soirée.
Espérons que notre respectable (et respecté) leader
" bleu " n'en arrivera pas à se dépouiller,
au fil des années, de la défroque occidentale pour
adopter, à l'instar de feu le Mahatma Gandhi, la tenue
torse nu, un simple pagne et des sandales Hô Chi Minh !
Quant aux leaders khmers rouges " new look ", ils démontrent,
par leur actuel comportement, que c'est pour rien que, poussés
par des ambitions démesurées, ils ont démoli
leur patrie, sacrifié tout un peuple et détruit
peut-être à jamais la chance du Kampuchéa
de recouvrer un jour l'Indépendance, la Souveraineté
et la liberté. .
A quoi bon avoir fait périr sous leur règne (1975-1979)
près de deux millions de Cambodgiens pour finir, dans les
années 1980, par rejeter officiellement le communisme et
adopter le capitalisme (sic) ? Provoquer ouvertement leurs anciens
compagnons d'armes vietnamiens anti-impérialistes en devenant
des " alliés " des USA, s'interdire d'évoquer
la glorieuse victoire anti-impérialiste de 1975, et même
les très lourds sacrifices de notre peuple pendant la guerre
de 1970 à 1975, qui a couté 800 000 vies humaines,
s'allier en fin de compte avec les piliers de la " République
Khmère "... et les royalistes sihanoukistes !
Depuis les années 1950, ces intellectuels extrémistes
de gauche avaient soigneusement préparé leur prise
de pouvoir et la transformation ultra rapide et radicale de la
société khmère. Ce n'était là
que " château de cartes " qui s'effondra en 1979,
entraînant la liquidation d'un rêve fou et criminel.
.
Ç'est à cause de la colonisation de notre pays par
le Vietnam, résultat de l'extravagante politique super
nationaliste khmère rouge, que nous avons dû, subissant
la pression des Khmers Rouges (non repentis, malgré les
apparence,) et de puissances étrangères " amies
", former une coalition peu honorable avec les adeptes du
polpotisme. J 'y reviendrai.
Peut-on savoir le nombre exact, ou approximatif, de vos compatriotes décédés sous le " régime " de Pol Pot-Ieng Sary d'avril 1975 à décembre 1978, du fait d'exécutions, tortures ou autres mauvais traitements, ou du fait de maladies (manque de soins et de médicaments, fatigue excessive) ?
Aucune enquête sérieuse n'a pu être menée
sur place. Les occupants vietnamiens et leurs " Quisling
" locaux ont affirmé que trois à quatre millions
de Khmers des deux sexes sont morts sous le régime Khmer
rouge.
Mais ....