LA CORRUPTION, |
L'ETAT D'ESPRIT DE LA POPULATION AVANT LES KHMERS ROUGES..., |
LA POLITIQUE KHMERE : MODE D'EMPLOI. |
"Les hommes de la République khmère contribuèrent largement à sa mort"
"Ce ne furent que série d'intrigues, de manoeuvres et de luttes intestines pour le pouvoir qui suscitèrent
jusqu'à l'écoeurement et au revirement de ceux qui avaient été les plus chauds
partisans de la République, notamment les intellectuels et les étudiants."
"Elle ne se distingue par aucune réalisation que le peuple khmer puisse
regretter, elle ne laissa aucin souvenir dont il puisse se montrer fier.
Elle expira et fut enterrée dans l'indifférence".
A maintes reprises, depuis le début de ce livre, il a été question de la corruption. J'en ai décrit quelques aspects et donné quelques exemples. Mais elle mérite un chapitre spécial vu son importance et vu que c'est au Cambodge un phénomène permanent en dépit d'une réprobation générale.
Les dirigeants reconnaissent publiquement et solennellement qu'il
y a corruption - ainsi ceux de la république -, tout le
monde la décrie, au point que dénoncer la corruption,
se présenter en " pur " est le discours favori
des démagogues, des Khmers rouges en particulier. Mais
la plupart des gens " en tâtent " ou espèrent
un jour en bénéficier. A ce compte, on ne trouve
jamais les corrompus et on n'arrive jamais à les condamner.
Il en va exactement ainsi, de nos jours encore.
Nous touchons là quelque chose qui mériterait une
étude particulière car elle interroge sur les fondements
éthiques de notre société. Je ne suis pas
compétent pour effectuer une telle étude. Je me
contenterai de demeurer concret et de constater qu'une société
vouée à la corruption est malléable, affaiblie,
facile à diriger - à la fois par les corrompus et
par les soi-disant purs - : avec quelques offres alléchantes,
on parvient toujours à manipuler et à intriguer.
Après le 18 mars 1970, la corruption parut vouée à la disparition. Personne n'osait plus s'y livrer. Ce fut une belle surprise qui ne contribua pas peu à susciter l'adhésion au nouveau régime : sur ce point au moins, les choses allaient changer. Puis, en cachette, à modeste échelle, les vieilles habitudes reprirent au cours de la première année. Enfin, comme si les uns les autres se guettaient et n'attendaient qu'un signal, la corruption revint en force, incontrôlable, débridée. Elle coïncida avec le retour sur la scène politique de certains hommes de l'ancien régime connus, justement, pour leur manque de scrupules, tels Sosthène Fernandez, le colonel Oum Savuth, Tep et Hou-Hang Sin, celui-ci réputé pour ses relations et trafics avec les communistes vietnamiens. Et la corruption se propagea chez tous les agents de l'Etat; elle gagna jusqu'aux plus modestes, jusqu'au planton du bas de l'échelle. Les autres durent payer pour obtenir leur dû et leur droit.
Une première chose mérite d'être notée : dans la mentalité khmère, forgée par une longue histoire, il faut être fonctionnaire pour gagner facilement de l'argent et s'enrichir. La direction, la gestion ou la simple participation aux affaires de l'Etat doivent rapporter. Comme les seuls salaires ne sauraient opérer un tel miracle, la corruption est inscrite dans l'ordre des choses. Et il est relativement facile de s'y laisser prendre : comment résister par exemple aux sollicitations des commerçants chinois qui demandent seulement de fermer les yeux? C'est sans risque et ne laisse pas de trace. Au temps de la république, il suffisait que le fonctionnaire, qu'il fut petit ou grand, appartînt seulement à un clan politique pour occuper une position " rentable " et pour échapper à toute sanction.
Nous remarquons, par ailleurs, que les nombreux scandales provoqués par des affaires de corruption ne paraissaient pas ébranler les hommes politiques. Car la corruption faisait partie des moeurs politiques; elle était partie intégrante de l'agir politique. C'était, avant tout, le moyen de constitution d'un lobby, d'une clientèle, d'une foule d'obligés. C'est dire que, pour ces derniers aussi, le phénomène était normal dans l'exacte mesure où ils en tiraient, eux, un profit. Les faveurs venaient d'en haut, les faveurs favorisaient la richesse et les cadeaux orientaient les faveurs, tel était - et tel est depuis toujours - un principe fondamental de la vie politique cambodgienne.
La corruption était tacitement intégrée au coeur même des manoeuvres précédant les dosages, les compromis, qui caractérisaient la formation des gouvernements. Ces compromis traduisaient les rapports de force entre chefs de clan et, surtout, auguraient des avantages financiers que chacun espérait retirer. Autrefois, on disait du roi qu'il " mangeait la royauté (sôy reach) " pour signifier qu'il'gouvernait. La notion est demeurée dans les temps contemporains : la politique, le compromis politique, c'est comment s'arranger pour " manger le pays ". Durant la période républicaine et sans que ce fût jamais dit, on se partageait ainsi la manne par la judicieuse rotation de certains portefeuilles juteux : les ministères du Commerce, des Réfugiés et de l'Intérieur en particulier.
La corruption prit des aspects particulièrement scandaleux
dans les FANK. On estime que la quasi totalité des officiers
et sous-officiers étaient plus ou moins corrompus. Le "
vol des effectifs ", par exemple, était une pratique
classique, presque généralisée, et qui n'était
un secret pour personne. On déclarait, sur le papier, que
les effectifs étaient au complet alors qu'ils ne l'étaient
point en réalité.
Certains bataillons de 557 personnes n'en comptaient en fait que
200; des brigades de 7.500 soldats évoluaient avec 3.500
hommes tout au plus sur le terrain... L'officier de commandement,
qui faisait en même temps office de trésorier et
qui recevait les sommes correspondant à la totalité
de l'effectif déclaré, empochait la différence.
Il y avait certes des contrôles. Mais soit le commandant
de l'unité s'arrangeait avec les officiers-inspecteurs,
moyennant un certain pour centage sur les gains, soit il rameutait,
moyennant un peu d'argent, les hommes des environs pour compléter
les rangs lorsqu'une inspection était annoncée.
Une autre combine, plus simple, consistait à porter mort ou disparu l'effectif manquant officiellement. Ce qui permettait au commandant de détourner les secours en voyés aux familles de ces " fantômes ".
Le vol de matériel - munitions, essence, uniformes, materiaux de construction -, peu voyant, ne provoquait pas quant à lui grand scandale. A dire vrai, il n'était pas chose courante; le pratiquaient surtout les militaires de l'Intendance dont le général Mao Sokhém (1) était le grand patron.
Comme ils étaient les seuls à pouvoir se déplacer relativement librement, sans être contrôlés, les militaires organisaient encore la contrebande, en coopération avec les commerçants chinois. Les véhicules de transport de l'armée servaient à transporter les marchandises. Le plus aberrant était que les principaux acheteurs... étaient les forces ennemies. La contrebande avec ces dernières portait sur les produits alimentaires, pharmaceutiques, les munitions et l'essence....
Note 1- Ce dernier, Mao Sokhém, était très
célèbre dans les milieux populaires, officiels et
diplomatiques, par sa qualité de chef de l'Intendance des
FANK, par sa vingtaine de concubines et par ses frasques de coureur
de jupon... De très nombreux filles proclamaient ouvertement
avoir une liaison avec lui.
...Une telle attitude de démobilisation était en
fait exemplaire des sentiments qui s'étaient emparés
du peuple.
En effet, hors les émeutes du 8 septembre 1972, le peuple
cacha sous une apparente passivité sa colère et
son désespoir. Sachant que ses dirigeants étaient
corrompus, incapables, voire des " traîtres ",
il ne se mobilisa plus, même pour montrer ceux-ci du doigt.
Il se contenta de les observer, écoeuré et multipliant
les commentaires, mais en toute discrétion de peur même
d'être entendu.
Cette attitude ressortait de siècles d'oppression et de soumission dont les humbles ne sont encore pas parvenus à s'affranchir et que justifie le discours bouddhique traditionnel. Ils croient que les affaires de l'Etat et que leur destin même ne les regardent pas, que ces derniers dépendent entièrement de quelques personnes désignées pour ce faire en vertu de leur karma . La majorité des paysans, des artisans et des ouvriers raisonnent ainsi: "Si l'on subit des oppressions et connaît la misère et les souffrances, il faut se résigner et les accepter avec sérénité; car, dans les précédentes vies, on a commis des fautes et des délits; et maintenant arrivent les "punitions" que l'on doit payer. " De telles façons de penser n'anéantissent pas les vélléités de résistance, mais celle-ci s'exprime d'abord par l'effort pour se soustraire à toute emprise, ce qu'on appelle généralement, à tort, passivité. Sauf quand elle a été trop longtemps contenue, et elle peut alors exploser en une violence sans limite, la protestation ne prend généralement pas des formes ouvertes - ce qui reviendrait à s'exposer à l'anéantissement de la part des puissants -, mais elle passe par de multiples expressions de secrète mauvaise volonté masquée sous des apparences d'inébranlable bonne volonté.
De nombreux dictons de sagesse populaire entretiennent ce genre
d'attitude : " oeuf, ne te heurte pas au rocher (Pông
moan kon chul noeung thmâr) "; " Le téméraire
a une peau vulnérable, le peureux une peau qui dure
(Neak sbêk dach, neak khlach sbêk kong) "; "
Accepter la défaite, c'est devenir Bouddha (Chanh
ban chéa Preah)",..
Malléable en apparence, le peuple khmer se comporte souvent
comme l'anguille qui glisse entre les doigts de ceux qui veulent
la saisir.
Cela ne porte cependant guère à l'engagement politique, d'autant que les humbles ne savent guère ce qu'est la politique, sinon une activité qui se confond avec le fonctionnariat, et une activité d'enrichissement réservée aux heureux prédestinés. Rien dans l'histoire relativement récente - le protectorat français, le règne de Sihanouk - n'avait contribué à faire changer les esprits à cet égard. Au contraire, tout avait été fait pour ne pas éveiller les consciences.
La république pouvait-elle le faire dans la mesure, justement, où les aspirations de la jeunesse et des intellectuels d'où elle était en partie née, traduisaient un tournant, une ouverture sur le monde, un désir de s'insérer dans le mouvement de celui-ci, de participer à la construction de l'avenir du pays et d'orienter celle-ci? En fait, il s'avéra vite qu'on ne pouvait guère créer du neuf avec les vieilles peaux qui, profitant de la situation de guerre, profitant de leur propre corruption, corsetèrent à nouveau toute velléité de participation, voire d'expression politique.
Ce qui mobilisa dès lors les Khmers, quels qu'ils fussent, fut en premier lieu de trouver de quoi nourrir leur propre famille et de protéger celle-ci. Chaque jour, se posait à eux la question de savoir comment ils allaient se procurer du riz à un prix acceptable; où ils pourraient s'abriter en cas de bombardement à la roquette ou au canon de la part de l'ennemi. Ce qui les obsédait était de savoir quand la paix reviendrait et quand ils pourraient enfin vivre comme autrefois. Pour eux il n'était plus question de régime politique, de royalistes, de républicains, de libéraux ou de communistes. De l'avènement au pouvoir des uns ou des autres, c'était toujours le destin qui devait décider.
Enfin, comme j'ai eu l'occasion de le dire à maintes reprises, les dirigeants au pouvoir ne firent rien pour associer les gens à la vie politique. Les partis politiques ne durèrent que le temps d'une élection législative et disparurent totalement ensuite. Tout semblant de vie, de réflexion et d'affrontement politiques disparut lorsque fut décidée la création du Haut-Conseil politique, le 24 avril 1973, et plus encore après le 1° avril 1974, lorsque le Haut-Conseil politique fut remplacé par un Conseil exécutif à côté duquel le gouvernement n'apparaissait plus que comme un simple secrétariat.
Ainsi, aux yeux du peuple, une sorte de royauté s'était-elle reconstituée autour de Lon Nol. Seulement, ce nouveau roi n'était déjà qu'une sorte de Sdach Kân, ce souverain du XVI° siècle qui avait usurpé le trône avec le soutien populaire mais dont le karma changea de sens et qui fut finalement vaincu par un prétendant de la dynastie légitime.
A cet égard, non seulement les gens se posaient des questions du genre " pour quoi et pour qui la guerre? " ou " à quoi bon se sacrifier pour des dirigeants corrompus? ", mais aussi ils en arrivèrent à se demander " pourquoi ne pas sympathiser avec les Khmers rouges qui nous promettent un avenir meilleur? Après tout, nous ne savons qui va gagner et, nous, nous n'avons rien à perdre ". Ils oublièrent la guerre d'invasion des troupes vietnamiennes. La presse, la radio, les nouveaux réfugiés avaient beau décrire les comportements des Khmers rouges, leurs destructions de villages, leurs massacres, les déportations et les conditions de celles-ci, cela ne suscitait plus de réaction. Les Khmers rouges n'étaient plus leurs ennemis; l'étaient devenus, par contre, les dirigeants de la République khmère. Cette république était vraiment à la source de tous les malheurs, de la guerre, des séparations et de la misère. Seule importait la paix, la paix à tout prix.
Une telle opinion était déjà largement répandue dans l'opinion internationale aux yeux de laquelle le régime républicain avait perdu toute crédibilité, quand on ne le présentait pas comme une dictature militaire, un régime de terreur - ce qui n'était cependant pas le cas - et affameur.
C'était sur ces points que portait évidemment l'essentiel de la propagande des Khmers rouges et de leurs partisans qui s'affirmaient, eux, comme des purs, comme des incorruptibles et comme les seuls représentants du nationalisme khmer. A ce propos, on ne peut a manquer encore de s'étonner de l'étonnant silence des médias internationaux sur les exactions des Khmers rouges, qui révélaient pourtant à quelles monstruosités ils étaient capables de se livrer.
Mais les récits de ces exactions étaient sans doute considérés comme de la mauvaise propagande de la part d'un régime républicain lui-même déconsidéré. Dans ces conditions, il devenait impossible, même pour les vrais républicains et pour les vrais nationalistes, de prendre la défense de la république: ils étaient eux-mêmes marginalisés désormais et, s'ils faisaient entendre leur voix pour sauver ce qui pouvait l'être ou pour tenter encore de conjurer le pire, on les rangeait illico dans les rangs des profiteurs et des incapables...