L'affaire Yukanthor, Autopsie d'un scandale colonial, de Pierre LAMANT, Société Française d'Histoire d'Outre-Mer

En juillet 1900, arrive en France le prince Yukanthor, fils du roi du Cambodge, Norodom. Il vient officiellement pour visiter l'Exposition universelle, en réalité pour exposer au gouvernement français les critiques de son père contre l'administration coloniale. Cette visite fit scandale, d'abord parce qu'un colonisé osait se plaindre du colonisateur, ensuite parce que l'opinion publique eut la révélation de procédés abusifs de l'administration en Indochine. Cette protestation eût été étouffée sans la presse qui s'empara du personnage du prince et entretint une polémique violente en ignorant le plus souvent les réalités cambodgiennes.
En fait, ce scandale n'eût jamais éclaté sans l'intervention de Jean Hess, ancien médecin de la Marine, journaliste, polémiste passionné, personnage ambigu, assoiffé de publicité, défendant les opinions les plus contradictoires. Circonvenu par l'entourage de Norodom, aussi bien les dignitaires, les épouses ou les concubines que certains aventuriers français, il s'est fait l'avocat du roi et le guidait; et conseiller du prince. L'affaire Yukanthor est d'abord l'affaire Jean Hess.
Le journaliste montra le prince, suscita interviews et articles, entretint la polémique. Devant la résistance du gouvernement et de l'administration, Yukanthor, désavoué prudemment par son père, se réfugia à Bruxelles, puis s'exila à Singapour et enfin à Bangkok, où il mourut en 1934. L'administration coloniale, obsédée par l'exilé, ne pardonna jamais.


MEMOIRE ADRESSE PAR S.A.R.L. LE PRINCE HERITIER IUKANTHOR À MONSIEUR LE PRESIDENT DU CONSEIL DES MINISTRES ET A MESSIEURS LES MEMBRES DU GOUVERNEMENT DE LA REPUBLIQUE FRANCAISE.


S.M. Norodom, Roi du Cambodge et mon père, en m'envoyant en France, comme prince hériter et son représentant, m'a prié de porter son salut à M. le Président de la République et aux membres du Gouvernement français.
J'ai remis à M. le Président de la République, à M. le ministre des Colonies et à M. le ministre de la Marine les lettres dans lesquelles Sa Majesté a tenu à renouveler l'expression du loyalisme qui l'anime à l'égard de la France, dont il est souverain protégé.
L'accueil bienveillant que j'ai reçu, les distinctions dont j'ai été l'objet ici, contrastent tellement avec la politique dont nous sommes les victimes au Cambodge, que je n'hésite pas à ouvrir mon coeur et à ajouter au salut du Roi mon père, sa plainte.
D'autant plus que des événements récents et les lettres que j'ai reçues du Cambodge par dernier courrier m'en font un devoir.
Ce n'est pas à moi à refaire l'histoire de l'établissement du protectorat français au Cambodge. Toutes les pièces en sont au ministère des Affaires étrangères et au ministère des Colonies.
Elles montrent par quelle progression, de simple protectorat demandé et accordé au début, l'action de la France est devenue aujourd'hui une administration complète, absolue, plus étroite qu'en un pays de conquête.
Le Gouvernement français ne sait pas, sans doute, comment ont été obtenus les deux instruments qui, en 1884 et en 1897, ont marqué les phases principales de l'abdication des pouvoirs royaux entre les mains des agents du Protectorat.
En 1884, c'est par un coup de force, envahissant le palais, mettant ses baïonnettes sur la gorge du Roi, menaçant de l'enleva, de le déporter, que M. Thomson obtint le traité qui lui livrait tous les pouvoirs politiques au Cambodge.
En 1897, c'est également par la menace et par l'emploi de la force, moins brutalement, mais tout aussi impitoyablement, que M. Doumer a obtenu ce qui restait au Roi de pouvoirs administratifs, en même temps que tous ses droit économiques et la possession territoriale du royaume. .
L'événement est à rappeler sans commentaires.
Le résident supérieur d'alors était M. de Verneville dont les exactions, accomplies de complicité avec une femme indigène, sa maîtresse, la Mi-Ruong, demeureront célèbres ; ce résident supérieur, ennemi du roi qui protestait contre les abus dont souffrait son peuple, déclara le Roi fou, le fit prisonnier, et après avoir menacé de le décapiter, décida qu'il le dépossédait et l'envoyait au bagne de Poulo Condor.
M. Doumer vint et sauva le Roi.,. au prix de l'ordonnance de 1897 qui fait du souverain et du peuple cambodgien une chose entre les mains du résident supérieur, sans garantie d'aucune sorte, les livrant à l'arbitraire dont ils souffrent et se plaignent aujourd'hui.
Car, si de cette suppression progressive des pouvoirs royaux un bien quelconque était sorti pour notre peuple, nous nous garderions bien de protester. Notre dynastie, qui règne depuis plus de trois mille ans, n'a jamais voulu que le bonheur de son peuple. La loi boudhiste, à laquelle nous obéissons, crée à la famille royale des devoirs qu'elle a toujours respectés et qu'elle respectera aussi longtemps qu'il lui restera puissance ou richesse.
C'est à ce devoir qu'elle obéit, que j'obéis en vous présentant la plainte du Roi mon père.
Vous connaissez notre civilisation familiale. Le Cambodgien, libre sous l'autorité absolue du roi, est devenu un esclave dans la liberté de vos administrateurs.
Pour libérer le peuple de notre domination qu'ils considéraient comme oppressive, vos résidents et vos gouverneurs l'ont placé sous l'autorité directe de vos agents.
Il en est résulté pour les petits et les grands la véritable oppression.
Aux autorités d'origine royale, légales, régulières, se substituent d'innombrables autorités comme celle de la Mi-Ruong sous M. de Verneville, comme celle du boy interprète Tiounne sous M. Ducos et sous M. Luce. L'exemple d'en haut est suivi en bas.
Au côtés du résident de province, du sous-agent de tout ordre, et prenant influence dans sa couche, c'est une favorite ou un favori qui parle, rançonne notre peuple. Telle femme annamite, maîtresse du résident de Compong-Sian, M. Lorin, actuellement en France, perd des milliers de dollars au jeu quand elle vient à Phnom-Penh. Je sais de nombreux cas où la concussion fut faite directement par M. Lorin. Beaucoup d'autres agissent de même.
C'est en dernier lieu le peuple qui paie.
Il paie souvent, car depuis que le Roi n'a plus d'autorité, en fait, bien qu'il l'ait encore légalement, sur les nominations, les fonctionnaires indigènes, les collecteurs d'impôts surtout, sont fréquemment renouvelés.
Le peuple souffre également du transfert de la propriété territoriale à la Résidence supérieure. Auparavant toute la terre cambodgienne appartenait de droit au Roi. De fait, elle appartenait à qui l'occupait, à qui la cultivait. Cela était une conséquence des devoirs imposés au trône par la loi boudhiste : la terre de Dieu, commise en garde au Roi, laissée par lui à la disposition de tout homme en ayant besoin. Et cela sans restriction d'aucune sorte. Vous avez établi la propriété. Vous avez donné de grandes concessions. Du coup vous avez créé des pauvres. Du coup vous obligez des Cambodgiens à payer pour jouir de la terre dont la loi royale leur abandonnait autrefois gratuitement l'usage.
Un fait dans cet ordre. La concession de MM. Faraut et Vandelet. Sous prétexte d'élevage, on a donné à ces deux agents d'affaires, pour les indemniser de ce que mon père ne voulait plus se laisser exploiter par eux, tous les terrains qui entourent la ville de Phnom-Penh. Même des terrains qu'ils avaient eux-mêmes déclarés urbains en les inscrivant dans la zone de redevance à leur ferme des abattoirs de la ville.
La conséquence. Les habitants de Phnom-Penh sont obligés d'aller faire paître très loin leurs animaux et quand l'un de ces animaux foule le sol livré aux concessionnaires, c'est l'amende. Mon frère, le prince Phanuong, avec moi à Paris, a dû plusieurs fois payer l'amende parce que ses éléphants ou ses chevaux, en revenant des champs, avaient passé sur des territoires que le droit cambodgien faisait hier de libre pâture.
Dans cette même concession est compris le cimetière où mon peuple va faire les sacrifices à ses morts. MM. Faraut et Vandelet ont fait de cette terre sacrée un pâturage pour leurs bestiaux! Il a fallu toute l'autorité du Roi et toute la mienne pour que, l'an dernier, ce sacrilège ne fût pas suivi de terribles représailles. M. le Gouverneur général Doumer a été informé de cela par nous l'an dernier... Et il n'a rien fait.
Les sentiments religieux les plus sacrés des peuples ne peuvent combattre l'intérêt des mercantis que protège la plus haute autorité d'Indo-Chine.
Je cite seulement ce fait, le plus typique, mais il en est beaucoup d'autres...
Dans l'audience que vous m'avez accordée, M. le Président, je vous en avais indiqué d'un autre ordre, qui avaient excité votre indignation.
Voici, rappelé, celui qui montre à quel point va l'arbitraire dont nous sommes victimes. Je veux parler du cas de Suphea Khuon, le fonctionnaire cambodgien, envoyé au bagne par M. Ducos, parce qu'il avait répondu oui au Roi
Suphea Khuon était juge du tribunal provincial. Au commencement de 1898 il assistait au Conseil des ministres. Vous savez que ce Conseil des ministres cambodgiens fonctionne sous le contrôle du résident supérieur en dehors de toute ingérence du Roi, qui n'a plus qu'un droit platonique de veto sur les décisions qu'on ne lui soumet plus, qu'on rend exécutoires sans son approbation. Ce Conseil n'est composé que d'ennemis du roi sur lesquels je reviendrai tantôt.
A cette séance de 1898 assistait le gouverneur de Kompong Thuonn, nouvellement nommé. Il manifesta le désir d'aller, suivant la loi cambodgienne, encore en vigueur, pré senter ses devoirs au Roi " Il n'y a plus de roi, s'écria le premier ministre, il n'y a plus d'autorité que la mienne et celle du résident supérieur, je vous défends d'aller voir Norodom... " Et il insulta gravement S.M. le Roi mon père.
Le Roi apprit cela. Et il fit appeler Suphea Khuon pour lui demander si réellement Sa Majesté avait été ainsi bafouée par le premier ministre. " oui ", répondit ce juge pro vincial.
Pour ce crime d'avoir dit la vérité en répondant oui à sort Roi, ce juge province, arrêté le lendemain fut, sans autre requête ni jugement, expédié au bagne de Poulo-Condor.
Il y est mort, sans que M, Doumer, prévenu, ait rien fait pour le sauver.
Ces suppressions arbitraires - l'exil, le bagne et quelquefois la décapitations'appellent des mesures politiques. La vengeance des ennemis du Roi, la folie des résidents supérieurs quand ils sont sous l'influence de l'alcool, de l'opium ou des conseils de leurs maîtresses et de leurs secrétaires indigènes, ont répandu sur mon peuple beaucoup de terreur.
Quand on se plaint, il y va de la liberté sinon de la tête.
Moi-même, quand il fut question que mon père m'enverrait en France, j'ai été menacé d'arrestation, car M. Luce pensait bien qu'ici, quelque jour je crierais la vérité et que peutêtre elle serait entendue. Et cela ennuiera nos oppresseurs. Car au Cambodge aujourd'hui toute plainte est vaine et n'a pour résultat que d'augmenter l'oppression. Tous les abus que je vous signale ont été dénoncés à l'autorité supérieure qui n'a rien fait que de les augmenter.
Ainsi, quand vous ferez une enquête, car il est impossible que vous ne l'ordonniez pas, si vous voulez que les opprimés aient le courage de parler, il faudra d'abord leur avoir fait comprendre par un acte, que de parler ne les exposera plus aux vengeances de la Résidence supérieure et du premier ministre cambodgien.
Révoquez Tiounne, l'interprète de la Résidence, suspendez le premier ministre Oum et alors vous apprendrez des vérité encore plus terribles que celles que je vous dénonce.
Quand on condamne les innocents comme le fait la Résidence et le premier ministre, il est naturel que l'on glorifie les coupables et les bandits.
C'est ce que montre le cas de Kravan, le fils du premier ministre. Kravan enleva la femme du prince Chantavong, frère du Roi. Avec la femme il prit l'argent, les bijoux, toute la fortune du prince. Chantavong se plaignit. Il mourut empoi sonné. Le Roi poursuivit la plainte. Elle était juste. Le tribunal supérieur le reconnut, Mais quand vint le jour de condamner, M. Ducos, résident supérieur, arracha le criminel à la justice qui devait le frapper. C'est les juges qu'on frappa en les révoquant. Le voleur, l'empoisonneur est aujourd'hui avec son père Oum, premier ministre, un des hommes les plus puissants du royaume et bafoue quotidiennement Sa Majesté.
Etre voleur constitue un titre à la puissance auprès de la Résidence et du Conseil des ministres. Deux accusations de vol d'éléphants ont été instruites par la justice française qui a reconnu la culpabilité de la maison de l'Obarrach, ce haut dignitaire, le premier de la noblesse auprès du Roi, que vous appelez second roi et faites Majesté. Cela n'empêche que le gouvernement général de l'Indo-Chine affirme sa politique sur ce personnage ridicule, objet de risée pour tous les Cambodgiens.
Les deux grands protecteurs des concussionnaires et des voleurs du royaume, les deux hommes qui prélèvent la part du lion sur tous les vols et sur toutes les concussions, c'est le premier ministre Oum, dont j'ai indiqué déjà quelques crimes, et c'est aussi Tiounne l'interprète secrétaire général du Conseil des ministres.
Vos résidents qui se servent de Oum pour bafouer, diminuer et persécuter le Roi, prétendent qu'il vous a rendu de grands services militaires dans la répression de la révolte fomentée par les Siamois, en 1885, à une époque où Sa Majesté aurait eu les motifs les plus légitimes d'être mécontent. Dans cette répression Oum a failli être fusillé pour lâcheté et fuite devant l'ennemi. Les deux hommes qui vous ont épargné beaucoup de sang - comme d'ailleurs ils ont fait et sont prêts à faire en toute occasion - c'est S.M, le Roi mon père, et on me permettra de le rappeler,moi. Le Roi s'est exposé pour vous, au mécontentement de son peuple en le forçant de plier sous les mesures que vous imposiez, et quand la rébellion menaçait son palais et sa vie, il n'a pas faibli un seul instant. Et aujourd'hui S.M. mon père et moi nous sommes traités en ennemis par les représentants de la France. Et leur appui politique, ces représentants le cherchent auprès de lâches comme ce Oum ! de lâches qui sont en même temps des voleurs.
Pour obtenir une charge indigène, il n'est plus besoin de titres. La hiérarchie n'existe plus. Jamais la faveur du Roi n'avait osé transgresser les règles qui président au choix et à l'avancement des fonctionnaires. Maintenant plus rien de tout cela n'existe que l'argent, l'argent payé à Oum et à Tiounne. Je sais même des cas où Oum fit payer sans nommer, et où les volés furieux se plai girent à Saigon. La faveur de Oum ne fit qu'augmenter. Les révocations et nominations injustifiées se succèdent. Et c'est la désorganisation. Les agents que vous croyez proteteurs sont complices ou par ignorance ou par intérêt. Ou bien ils sont des imbéciles incapables de comprendre, de voir ce qui se passe sous leur couvert, ou bien ils sont intelligents, et, complices, partagent.
En ruinant l'autorité royale sur les mandarins et en la donnant à des fonctionnaires qui ne savent rien de nos moeurs, ou bien en savent trop, vous supprimez la protection que la couronne a toujours donnée au peuple. " Je l'irai dire au Roi ", dans la bouche de l'opprimé n'a jamais été une vaine menace autrefois. " Je l'irai dire au résident " est aujourd'hui une plaisanterie.
Voilà ce que produit la puissance que votre administration directe, sans le Roi, contre le Roi, donne à des gens comme ce Oum. Augmentation des impôts, augmentation des corvées. Diminution de la sécurité. Vexations de toute sorte. Et cet ennemi de notre peuple est en même temps le plus cynique ennemi du Roi. Son maintien en fonctions est une insulte quotidienne à la dignité de S.M. Norodom. La révocation de ce lâche et de ce voleur, que je demande comme un acte de justice, constituera une réparation des offenses dont le Roi souffre depuis si longtemps.
Un autre prévaricateur, dont je réclame aussi la révocation, un autre voleur associé de Oum dans toutes ses exactions, c'est Tiounne, l'interprète de la Résidence supérieure, qui porte le titre de secrétaire général du Conseil des ministres. Ce métis, appointé à quelques centaines de dollars, a gagné en quelques années une fortune qui lui permet de posséder au grand soleil pour plus de cent mille francs d'immeubles. Il a son tant pour cent sur toutes les opérations de Oum.. et d'autres. .
C'est de vilains scandales que je remue là.
Mais cela est nécessaire. Et un nettoyage est nécessaire. Je voudrai qu'après avoir été volé pendant tout son règne déjà long, S.M. mon père vit luire enfin quelques jours d'honnêteté alors que jusqu'à présent ce n'a été autour de lui que vols de toute sorte.
Je me suis rendu compte ici de la valeur des choses, et je suis indigné en pensant au prix toujours exigé par des gens que S.M. mon père rencontre à la table des résidents et des gouverneurs, par des gens qui lui sont de la sorte imposés.
Voler Norodom est un titre aux faveurs et aux honneurs. Un homme qui a débuté en lui vendant pour de l'or du cuivre, et en lui livrant pour pur-sang de France des rosses d'Australie, je l'ai retrouvé ici dans les plus gros personnages de votre monde colonial. Et il y en a d'autres. Et toujours de viles questions d'argent.
C'en est une qui souille l'affaire de la ferme des jeux dont la suppression brutale, illé gale, attriste maintenant si profondément le Roi. Non pour le revenu que cela lui rogne. Le Roi est au-dessus de pareilles pertes. Jamais diminution de revenus ne l'a attristé... il en a tant perdus depuis qu'il vous a acheté votre protection ! Mais ce qui l'afflige, ce qui le terrorise, ce qui l'affole, c'est l'arbitraire, c'est l'humiliation du procédé.
Voici : La ferme des jeux, à la suite de la suppression de divers autres revenus de la couronne fut solennellement garantie au Roi par les prédécesseurs de M. Doumer, notamment par M. de Lanessan, ministre de la Marine, qui est un ami de Sa Majesté et dont le témoignage sera décisif dans toutes ces affaires cambodgiennes.
M. de Lannessan est en effet le seul gouverneur général dont la politique ait montré qu'il avait quelque compréhension de l'âme indigène. Donc cette ferme des jeux, garantie au Roi, fonctionnait normalement, régulièrement.
Le contrat d'exploitation passé avec un Chinois nommé Loc-Vaihin devait se terminer fin 1899. Loc-Vaihin payait au Roi 40 000 dollars plus 400 taels d'or. Un autre Chinois, le nommé Lion-Kiou, offrit au roi 140 000 dollars et 400 taels d'or. . Le Roi accepta Alors la Résidence supérieure agit auprès du Roi pour qu'il maintînt la ferme à LocVaihin.
- oui. Mais à 140 000 dollars.
- Non, à l'ancien prix.
- Impossible, rendit le Roi
- Alors je supprime les jeux.
Et les jeux furent supprimés. Tiounne et ses complices se vengeaient ainsi de la perte annuelle de 25 000 dollars que l'ancien fermier ne pouvait plus leur donner, que le nouveau se refusait à leur payer.
Devant un tel scandale dénoncé à Saigon et à Pais, M. Doumer rétablit en février la ferme.
Le 1er août, cette ferme qui constituait le dernier revenu du Roi en dehors de sa liste civile, prélevée sur le budget du protectorat, cette ferme qui ne compensait même pas les pertes imposées au Roi par la baisse de l'argent, a été de nouveau supprimée.
Et dans quelle conditions d'humiliation pour le Roi !
Là copie de la lettre adressée à Sa Majesté pour lui notifier cette suppression le dit trop éloquemment. Voici cette copie :

Le Résident supérieur p.i. de la République française au Cambodge à S.M. le Roi du Cambodge.
26 juillet 1900
Sire,
J'ai l'honneur d'informer Votre Majesté que je viens de recevoir à l'instant de M. le Gouverneur général, en réponse à la lettre par laquelle je lui avais transmis la récente communication de Votre Majesté relativement à la ferme des jeux, un télégramme me faisant connaître que M. le Gouverneur général ne pense pas qu'il puisse accorder un nouveau délai de tolérance des jeux au Cambodge.
Je regrette d'avoir à transmettre cette décision à Votre Majesté; ainsi que j'ai eu l'honneur de le faire pressentir à Votre Majesté dans un des derniers entretiens que j'ai eus avec Elle, la constatation des intrigues nouées par quelques personnes de l'entourage immédiat de Votre Majesté à propos du voyage du prince Iukanthor en France et de la ferme des jeux au Cambodge, avec des personnes entièrement étrangères à l'Administration du Protectorat, a certainement influencé très défavorablement le Gouvernement et il était à craindre que Votre Majesté n'eût à subir les conséquences de ce mécontentement.· Je prie Votre Majesté de vouloir bien donner les instructions nécessaires pour que les Tratangs délivrés pour les six mois qui viennent de s'écouler ne soient pas renouvelés aux fermiers des jeux à compter du 31 juillet. De mon côté, j'aurai soin d'aviser en temps utile MM. les Résidents, chefs de provinces.
Je prie Votre Majesté d'agréer l'assurance de ma haute considération et de mes sentiments dévoués.
Signé : Luce.

Ainsi parce que le Roi nous a envoyés saluer en son nom le gouvernement français, moi prince héritier et mon frère préféré Phanuvong, le gouvernement de l'Indo-Chine n'est pas content ! Et pour marquer son mécontentement il supprime au Roi un revenu de 350 000 francs. Et il indique bien dans sa lettre, comme on ferait à un misérable serviteur, que si le Roi est puni, c'est parce qu'il « n'a pas été sage ». Pareille mesure arbitraire n'est pas dans les traités que mon père a acceptés. Elle n'est même pas dans ceux que la violence et la ruse lui ont arrachés. Il y a là de quoi soulever d'indignation les honnêtes gens de tous les pays. Car j'espère bien, monsieur le Résident du Conseil, qu'à propos de cette suppression illégale, vous ne nous ferez point la plaisanterie de nous servir des arguments de moralité, à nous qui venons de voir vos courses, vos casinos, vos cycles et votre Bourse.
Les conditions humiliantes, insultantes, dans laquelle a été opérée cette suppression l'ont douloureusement affecté. Cet outrage, après tant d'autres, l'a rendu malade. Enfermé, en proie à la douleur, à la crainte, ce Roi attend de votre justice un acte qui rassure son coeur.
J'ai écrit le mot crainte. Sa Majesté mon père, je n'ai pas honte de l'avouer, après toutes les persécutions dont il a été l'objet de la part de vos résidents ne sait plus résister aux sentiments de crainte, et il y cède à chaque oppression nouvelle qui l'accable. Ce qu'il a souffert et les années qu'il porte, expliquent cela. Vous lui pardonnerez d'avoir peur en vous souvenant que M. Thompson fit briller contre sa poitrine des baïonnettes, en vous rappelant que M. de Verneville le tint prisonnier et fit chauffer le vapeur qui devait le conduire au bagne; en apprenant que M. Ducos fit mourir ses fidèles serviteurs pour exalter au pouvoir ses mortels ennemis ; en connaissant que ce même M. Ducos, un soir de fête au palais lui dit : « C'est demain que je vous envoie au bagne » ; en sachant enfin les conditions dans lesquelles M. Luce vient de supprimer son dernier revenu.
Mon père a soixante-sept ans. De tels coups peuvent le tuer. Que demain il meure de chagrin, j'aurai le droit de dire que c'est un assassinat.
Et au profit de quoi ? au profit de qui ? Grands Dieux ! Du bonheur des Cambodgiens ? Ils sont malheureux et auparavant ils étaient heureux. De la colonisation ? Elle diminue. Des revenus ? Ils baissent. D'un parti politique cambodgien capable de remplacer l'autorité royale ? Il y a quelques voleurs groupés autour de Oum, de Tiounne, de l'obarrach et de la Résidence supérieure. Il y a les maîtresses et les boys de vos fonctionnaires. Il y a les associés de vos commerçants voleurs. Mais cela n'est qu'une écume et qu'une lie flottant au-dessus du peuple cambodgien. L'âme sociale de mon pays date de trois mille ans. Ceux qui prétendent la changer en vingt ans sont des insensés. Les folies de ce genre ont toujours coûté très cher aux peuples dominateurs qui n'ont pas voulu revenir à la sagesse. Le seul parti cambodgien est celui des sujets du Roi. Il n'y a au Cambodge qu'une autorité, celle du Roi, c'est parce qu'elle est encore puissante, et qu'elle s'emploie à forcer le peuple cambodgien à supporter tout ce que vous lui imposez, c 'est parce que le Roi veut mourir en paix avec vous que la docilité des Cambodgiens devient proverbiale.
Aussi, je vous supplie, moi son héritier, moi son fils, adoucissez l'amertume qui empoisonne ses dernières années. Rappelez-vous que ce souverain, alors que rien ne l'y forçait, alors qu'il pouvait choisir ailleurs, vous a donné librement son royaume, le plus beau de l'lndo-Chine.
Il avait foi dans votre justice.
Il y croit encore. Il ne peut admettre que les Français de là-bas soient les vrais Françàis. Il a espéré que j'en trouverai ici d'autres. Des justes.
Faites, je vous en supplie, qu'il ne meure pas d'une suprême désillusion. Ce n'est pas en prince héritier que je m'adresse à vous. C'est en fils.
Je vous demande tout de suite un acte qui rassure mon père... Plus de promesses. Voici trente ans, hélas, qu'il sait à ses dépens ce que signifie ce mot.. Plus de promesses.
Un acte. Mais qui soit significatif.
Que Tiounne, que Oum, ces mortels ennemis de mon père, ces voleurs qui déshonorent votre protection et votre administration soient révoqués. Je ne demande pas qu'on les punisse mais qu'on les mette hors d'état de nuire.
Cela c'est une satisfaction de dignité qui n'engage aucun intérêt. Elle n'est point de la vengeances monsieur le Président du Conseil, elle n'est même pas de la punition, elle n'est que de la justice. Mais il la faut au Roi pour qu'il comprenne, en son âme khmère, que le gouvernement de Paris n'a point juré sa perte avec celui de Saigon.
Pour les autres questions, je m'en remets à votre bienveillance. Mais pour celle-là, j'insiste et vous supplie de me permettre d'annoncer le plus tôt possible à mon père, après tant de malheurs, un bonheur.
Je demanderais aussi une autre grâce. La croix de la Légion d'honneur est chez vous la récompense des bons serviteurs. Au Palais vous en avez un, l'accracenda Kuhn, secrétaire général du Palais. Si vous le récompensiez de cette croix, vous donneriez une nouvelle satisfaction au Roi et à votre très respectueux protégé.