Du temps d'Angkor, selon Tcheou Ta Kouan (1296)
Comme esclave, on achète des sauvages qui font ce service.
Ceux qui en ont beaucoup en ont plus de cent; ceux qui en ont
peu en ont de dix à vingt; seuls les très pauvres
n'en ont pas du tout.
Les sauvages sont des hommes des solitudes
montagneuses. Ils forment une race à part qu'on appelle
les brigands "Tchouang" (les Tchong). Amenés
dans la ville, ils n'osent pas aller et venir hors des maisons.
En ville, si autour d'une dispute on appelle son adversaire "tchouang",
il sent la haine lui entrer jusqu'à la
moelle des os, tant ces gens sont méprisés des autres
hommes.
Jeunes et forts, ils valent la pièce une centaine
de bandes d'étoffe ; vieux et faibles, on peut les avoir
pour trente à quarante bandes.
Ils ne peuvent s'asseoir
et se coucher que sous l'étage. Pour le service ils peuvent
monter à l'étage, mais alors ils doivent s'agenouiller,
joindre les mains, se prosterner ; après cela seulement
ils peuvent s'avancer.
Ils appellent leur maître Pa-t'o
(patau) et leur maîtresse mi (mi, mé); pa-t'o signifie
père, et mi mère.
S'ils ont commis une faute et
qu'on les batte, ils courbent la tête et reçoivent
la bastonnade sans oser faire le moindre mouvement.
Mâles
et femelles s'accouplent entre eux, mais jamais le maître
ne voudrait avoir de relations sexuelles avec eux. Si d'aventure
un Chinois arrivé là-bas, et après son long
célibat, a par mégarde une fois commerce avec quelqu'une
de ces femmes et que la maître l'apprenne, celui-ci refuse
le jour suivant de s'asseoir avec lui, parce qu'il a eu commerce
avec une sauvage. Si l'une d'elles devient enceinte des oeuvres
de quelqu'un d'étranger à la maison et met au monde
un enfant, le maître ne s'inquiète pas de savoir
qui est le père, puisque la mère n'a pas de rang
civil et que lui-même a profit à ce qu'il ait des
enfants; ce sont encore des esclaves pour l'avenir.
Si des esclaves
s'enfuient et qu'on les reprenne, on les marque en bleu au visage;
ou bien on leur met un collier de fer au cou pour les retenir;
d'autres portent ces fers au bras ou aux jambes.
En 1875, selon E. AYMONNIER in "Notes sur le Cambodge"
En dehors des hommes libres ( neak chea, prey ngear ), il y a au Cambodge trois catégories d'esclaves bien distinctes : Les serviteurs, Khnhom, esclaves pour dettes, ont, en principe, le droit imprescriptible de se racheter en éteignant leur dette, ou de changer de maître toutes les fois qu'ils en trouvent un nouveau qui consent à désintéresser l'ancien. Quelquefois ils ne sont pas liés à un service personnel et se livrent à une profession, avec l'assentiment du maître qui se réserve une part léonine des bénéfices, leur laissant à peine l'espoir de réaliser suffisamment pour se racheter. La faculté du rachat devient de plus en plus impossible, si l'esclavage se prolonge et que le maître ait soin de faire augmenter la dette du montant de la valeur des effets d'habillement, par exemple, qu'il remet à son esclave. L'esclavage n'est censé compenser que les intérêts de la dette, et n'éteint pas le capital. L'esclavage est en général assez doux, grâce à la paresseuse apathie des maîtres, aussi ce fléau est moins grave en lui-même que par les abus et la démoralisation qu'il traîne à sa suite. Il se lie intimement à la grande plaie du Cambodge : l'administration de la justice. La plupart des esclaves proviennent d'une condamnation ou vente (lok) judiciaire.
2° Les sauvages, Phnong ou Stieng, dont la traite est faite par les Laotiens qui les dirigent sur Sâmbok. Ces malheureux regrettant leurs forêts et leur liberté, meurent en grande partie dans les premiers temps de leur séjour au Cambodge. Accoutumés à leur condition, ils sont plus fidèles et plus serviables que les Cambodgiens.
3' Les esclaves royaux héréditaires ( Pol ou neak ngéar) sont des parents des
descendants de grands criminels, de rebelles, soit que ces condamnés aient eu leur peine
de mort commuée en une confiscation à perpétuité d'eux et de leurs descendants, soit que,
après leur mort, par aggravation, leur famille ait été réduite à cette condition. D'autres
proviennent de prisonniers de guerre, par exemple, une petite colonie de Laotiens
à Péem Sedey, au nord de la limite de nos provinces de Tanan et de Chaudoc .
La plus grande partie est au service du roi. Plusieurs servent de grands mandarins
auxquels ils ont été donnés par !e roi. D'autres sont affectés à l'entretien de certaines pagodes.
Tous les neak ngéar du royaume sont inscrits nominativement dans des registres spéciaux.
Ils doivent par an, à leur maître, trois ou quatre mois de service en dehors desquels ils
demeurent où bon leur semble et disposent de leur temps à leur guise. Ils peuvent prospérer,
acquérir une certaine aisance sans qu'il leur soit plus facile de se racheter, leurs chefs (chaufai)
particuliers, devenant alors plus exigeants.
Le maître n'a aucun droit sur leurs propriétés ; il ne peut que disposer de
leur personne ou d'un remplaçant pour le temps fixé, mais alors leur service est
très dur, on a peu de pitié pour eux ; les satellites du maître sont d'autant plus impitoyables
que le neak ngéar a la réputation de n'être pas complètement réduit à la dernière misère.
Leurs femmes mêmes sont tenues de tisser des pièces de coton, pour le maître qui
doit leur fournir les matériaux, rarement suffisants pour la tâche.
Quelquefois les neak ngear contractent des alliances avec des familles libres ;
les enfants sont alors répartis de la manière suivante dès qu'ils arrivent à l'âge où ils
sont commandés : les 1er, 3°, etc., etc. suivent la condition du père ; les 2ème, 4ème celle de la mère.
En nombre impair, la valeur du dernier est évaluée par un chaufai pol,
une part est attribuée au père, deux à la mère, et l'enfant est racheté en payant
le tiers ou les deux tiers de l'estimation, suivant que c'est le père qui est esclave,
ou la mère. De même pour un fils unique. Ces enfants issus de mariages mixtes et dont
le sort n'est pas encore décidé portent le nom spécial de pàhnk kôt.
C'est à Battambang, terre cambodgienne irredenta, réincorporée en 1907 où j'ai servi en 1903-04 comme médecin consulaire, qu'il m'a été donné d'observer librement, plus ou moins altérée déjà, cette vieille institution cambodgienne de l'esclavage pour dettes (alimentée autrefois également par les amendes judiciaires et certaines condamnations).
Disons d'abord que la condition de l'esclave, matérielle ou morale, n'eut jamais rien de comparable avec celle des esclaves de l'antiquité, ni avec celles des Noirs Africains. Elle ne dut jamais être bien dure, tempérée encore de nos jours par l'ambiance bouddhique, par la richesse du milieu, et aussi par la nature douce et indolente de tous. Le serviteur docile arrivait vite à faire, en quelque sorte, partie de la famille; son maître, à qui incombait la charge de son entretien, et qui le mariait, qui le représentait légalement, était appelé par lui "sa mère et son père"..
La vieille législation cambodgienne, en effet, grandement
respectueuse de la liberté individuelle, armait au besoin
l'esclave contre le maître.
C'est ainsi que, trait caractéristique, elle lui reconnaissait
le droit imprescriptible de se racheter; et comme, en fait, il
n'avait presque jamais les moyens de le faire, du moins lui garantissait-elle
ainsi la faculté d'échanger très simplement
le maître qui lui déplaisait contre un autre à
sa convenance à condition que celui-ci désintéressât
le premier. En sorte que l'esclave avéré bon travailleur
n'était jamais malheureux : on se disputait ses services.
Le maître qui tuait son esclave était pareillement
puni de mort. Dans le cas de sévices parfaitement définis
ou de blessures graves, ce dernier obtenait sa libération,
sa dette prenait fin.
Une femme esclave devenait-elle l'objet des privautés intimes
de son maître ? S'il y avait eu violences, elle voyait sa
dette réduite de moitié; et si une grossesse s'en
suivait, la dette s'éteignait et la mère pouvait
être élevée au rang des troisièmes
épouses.
L'ancienne loi limitait aussi le maximum des intérêts au montant du capital primitif. A ce moment, le débiteur avait, soit à se libérer par le remboursement du capital ainsi doublé, soit à travailler au service de son créancier ( lui-même ou sa femme, selon les conventions passées). Son travail ( kar, en cambodgien) était en effet estimé comme l'équivalent de ce dernier intérêt (kar, également : le même mot désigne les deux choses, comme en sanscrit kârya). Et le travailleur était alors appelé " khnum" que nous avons approximativement rendu par " esclave".
Aboli en théorie, dans toute l'étendue de notre Protectorat, l'esclavage pour dettes y subsista, on le devine, par la survivance de sa cause génératrice, l'usure, travesti seulement dans les textes khmers écrits et en français.
Grâce aux prêt à gros intérêts (intérêt légal = 36 % ), et à la contrainte par corps, le débiteur insolvable est à la merci de son créancier, tout comme autrefois, et d'autant plus étroitement que le bon travailleur, le seul à qui s'adresse l'habileté du prêteur, est un brave homme inoffensif et désarmé, parfaitement incapable de réclamer contre les plus criants abus.
Toute protection des ancienne lois, notamment la limitation des intérêts, a désormais disparu. Après avoir amorcé le travailleur par une première avance, le créancier actuel n'a plus qu'un but : attacher son débiteur en faisant monter la dette le plus rapidement possible, rendre le remboursement libérateur de plus en plus difficile, pour lui ravir sa liberté. Et il y arrive par des moyens qui ne sont pas, on l'imagine, toujours bien scrupuleux : rafraîchissement du billet de dettes à courts intervalles, accru chaque fois des intérêts capitalisés ( et systématiquement muet sur les opérations précédentes), imputation au travailleur dont l'entretien ne lui incombe plus d'effets d'habillement et de toutes sortes de fournitures congrûment majorées, ainsi que de tous les objets cassés ou seulement détériorés, détaillés et facturés au prix du neuf, etc... En sorte qu'on reste stupéfait quand on se donne la peine de faire une enquête minutieuse, toujours ardue, étant donnée la confusion semée à dessein par le prêteur sur les détails et sur les dates, de constater à quelle somme infime se réduit le capital réel prêté à l'origine (8 à 10 piastres, par exemple). Pour dix piastres, le débiteur est ainsi lié à vie, lui et tous les siens, solidairement responsables.
Le malheureux qui s'est laissé happer dans cet engrenage
est perdu, entièrement dépouillé, légalement
désarmé, dans l'impossibilité de se racheter
( par l'énormité de la somme due, toujours croissante).
Ajoutons qu'il trouve chez ce nouveau patron - le plus souvent
de race chinoise - qu'il ne peut pas échanger, des conditions
beaucoup plus ingrates, beaucoup plus dures qu'autrefois. Et il
ne paraîtra pas exagéré de conclure que sa
situation désespérée est beaucoup plus démoralisante
que celle de l'ancien esclave pour dettes. Le royaume des rêves
du coolie opiomane lui est même fermé. Il ne lui
reste plus d'espoir que dans la fuite, à l'aventure, en
pays siamois.
Le public indigène, ignorant les subtilités de notre langue, continue à l'appeler "khnum", "esclave"!