Le retour à l'argile

Claude se rend compte, peu à peu, de la futilité des affirmations occidentales face au Cambodge dont il découvre les richesses.. Il se démet de ses certitudes pour atteindre non pas une vérité mais au moins l'abandon de ses préjugés...


Monographie de Georges Groslier


Première rencontre avec la future congaï... (fin chapitre 7)

Une enfant et une déesse, telle apparut donc à Claude, l'une de ces filles. Venue jeune à la ville et dispensée du travail des rizières, elle avait vu son teint s'éclaircir sur des formes affinées. Entre les tempes bombées, ses yeux s'étiraient si imperceptiblement obliques qu'ils semblaient droits - mais sourire. Les cheveux légèrement ondes, rejetés en arrière et coupés court sur la nuque cerclaient le front avec la netteté d'une coiffe et une fleur de champa y était accrochée.
Elle descendait la berge de Kompong Ampil pour prendre la jonque qui fait office de bac. Claude la vit d'en bas, se détachant sur le ciel ardoise du matin où des nuages à peine rougis s'effilochaient. Elle était vêtue d'une tunique longue, presque ajustée, de cette soie annamite si luisante qu'elle paraît vernie et qui gainait son jeune torse comme une écorce.
Autour de ses jambes, les plis profonds du sarong tombaient en pluie mouvante. La nuit évanouie avait enfanté ce corps charmant qui descendait au jour en moulant ses pieds nus dans le flanc argileux de la berge.
Passant devant Claude, les yeux baissés, elle alla s'installer à l'avant de la jonque. Une vieille femme l'accompagnait portant un petit paquet dans un mouchoir noué. Claude ordonna à son interprète de savoir qui étaient ces Cambodgiennes. Celui-ci, sur-le-champ, lia conversation avec la vieille. Puis il se tourna vers Claude et avec un imperceptible pli au coin des lèvres, il dit simplement :
- "Peut-être moyen."


Claude ayant surpris un ancien amant de sa congaïe en train de la faire chanter, l'a rossé copieusement. Celui-ci, métis cambodgien porta plainte et Claude se fit condamner par le tribunal français pour coups et blessures.... Il consulte un ami avocat cambodgien...

Le vieux se fit apporter un paquet de manuscrits, chercha parmi les feuilles jaunies, et lut en suivant le texte avec son doigt :
- ARTICLE Il : Si, quoiqu'il n'y ait pas eu cérémonie d'offrande du bétel et des fleurs d'aréquier, ni repas de noces, un homme et une fille, se sont unis et cohabitent comme époux et épouse, du consentement des père et mère de cette fille ; si cet homme construit une maison, gagne sa vie et travaille pour entretenir leur fille, quand même ils n'auraient pas d'enfants de leur union, ils sont légalement époux et épouse.
- J'ai donc le droit de défendre cette femme ?
L'homme fit un geste et sourit, ce qui signifiait que la question ne se posait pas. .
- Bien. Si je surprends un individu qui commet avec elle l'adultère, que dit la loi khmère ?
- Elle dit beaucoup de choses.
Il prit un autre satra, parcourut quelques titres, murmurant : meurtre de l'amant par les parents, par les beaux-parents, de l'épouse par le mari. . . Voilà ce que vous demandez :

ARTICLE 30 : Si un homme qui a obtenu une fille de ses parents, vit avec elle, la surprend avec son complice commettant le crime d'adultère, les tue tous les deux, la loi dit que ce mari a agi dans la plénitude de son droit. Si le mari n'a pu tuer que l'un d'eux, il doit aller porter plainte au juge, et demander l'arrestation de l'homme si c'est celui-ci qui lui a échappé ; s'il n'a pu que les blesser tous les deux, il doit porter plainte contre eux deux. La plainte étant. . .
- Et si, au lieu d'un amant, l'individu que je surprends est un voyou qui viole cette femme ?
- A plus forte raison. . .
Le vieux magistrat prit un temps, sourit et ajouta :
" . . . Mais dans ce cas, il ne faut pas tuer la femme !
- Et de quand datent, s'il vous plaît, les lois que vous venez de me lire ?
- Elles sont très anciennes, la deuxième que je vous ai citée date de 1618.
Claude n'écoutait plus et songeait que le code qui le condamnait avait été promulgué deux cents ans après celui qui l'acquittait. . .