Première rencontre avec la future congaï... (fin chapitre 7)
Une enfant et une déesse, telle apparut donc à Claude,
l'une de ces filles. Venue jeune à la ville et dispensée
du travail des rizières, elle avait vu son teint s'éclaircir
sur des formes affinées. Entre les tempes bombées,
ses yeux s'étiraient si imperceptiblement obliques qu'ils
semblaient droits - mais sourire. Les cheveux légèrement
ondes, rejetés en arrière et coupés court
sur la nuque cerclaient le front avec la netteté d'une
coiffe et une fleur de champa y était accrochée.
Elle descendait la berge de Kompong Ampil pour prendre la jonque
qui fait office de bac. Claude la vit d'en bas, se détachant
sur le ciel ardoise du matin où des nuages à peine
rougis s'effilochaient. Elle était vêtue d'une tunique
longue, presque ajustée, de cette soie annamite si luisante
qu'elle paraît vernie et qui gainait son jeune torse comme
une écorce.
Autour de ses jambes, les plis profonds du sarong tombaient en
pluie mouvante. La nuit évanouie avait enfanté ce
corps charmant qui descendait au jour en moulant ses pieds nus
dans le flanc argileux de la berge.
Passant devant Claude, les yeux baissés, elle alla s'installer
à l'avant de la jonque. Une vieille femme l'accompagnait
portant un petit paquet dans un mouchoir noué. Claude ordonna
à son interprète de savoir qui étaient ces
Cambodgiennes. Celui-ci, sur-le-champ, lia conversation avec la
vieille. Puis il se tourna vers Claude et avec un imperceptible
pli au coin des lèvres, il dit simplement :
- "Peut-être moyen."
Le vieux se fit apporter un paquet de manuscrits, chercha parmi
les feuilles jaunies, et lut en suivant le texte avec son doigt
:
- ARTICLE Il : Si, quoiqu'il n'y ait pas eu cérémonie
d'offrande du bétel et des fleurs d'aréquier, ni
repas de noces, un homme et une fille, se sont unis et cohabitent
comme époux et épouse, du consentement des père
et mère de cette fille ; si cet homme construit une maison,
gagne sa vie et travaille pour entretenir leur fille, quand même
ils n'auraient pas d'enfants de leur union, ils sont légalement
époux et épouse.
- J'ai donc le droit de défendre cette femme ?
L'homme fit un geste et sourit, ce qui signifiait que la question
ne se posait pas. .
- Bien. Si je surprends un individu qui commet avec elle l'adultère,
que dit la loi khmère ?
- Elle dit beaucoup de choses.
Il prit un autre satra, parcourut quelques titres, murmurant :
meurtre de l'amant par les parents, par les beaux-parents, de
l'épouse par le mari. . . Voilà ce que vous demandez
:
ARTICLE 30 : Si un homme qui a obtenu une fille de ses
parents, vit avec elle, la surprend avec son complice commettant
le crime d'adultère, les tue tous les deux, la loi dit
que ce mari a agi dans la plénitude de son droit. Si le
mari n'a pu tuer que l'un d'eux, il doit aller porter plainte
au juge, et demander l'arrestation de l'homme si c'est celui-ci
qui lui a échappé ; s'il n'a pu que les blesser
tous les deux, il doit porter plainte contre eux deux. La plainte
étant. . .
- Et si, au lieu d'un amant, l'individu que je surprends est un
voyou qui viole cette femme ?
- A plus forte raison. . .
Le vieux magistrat prit un temps, sourit et ajouta :
" . . . Mais dans ce cas, il ne faut pas tuer la femme !
- Et de quand datent, s'il vous plaît, les lois que vous
venez de me lire ?
- Elles sont très anciennes, la deuxième que je
vous ai citée date de 1618.
Claude n'écoutait plus et songeait que le code qui le condamnait
avait été promulgué deux cents ans après
celui qui l'acquittait. . .