Extrait du chapitre 6 : Réflexions sur la congaïe....
En quelques mois. Vétônéa, belle fille à
l'écharpe jaune, était devenue cet être déroutant
qu'est la compagne indigène d'un Européen. Elle
est là, toujours présente dans ses soies multicolores,
émanation du pays dont elle concrétise tous les
charmes. Vous parlez, elle répond ; vous méditez,
elle demeure immobile et sans voix. A quoi se passe sa vie ? à
regarder. Elle observe. Attentive, elle prend toutes vos habitudes
et jusqu'à vos manies. Son oeil paisible et velouté
où veille la flamme noire d'une intelligence certaine vous
suit et vous guette. Pourquoi ? Levez les yeux : elle sourit et
le sourire est enfantin et confiant. Allongez-vous, elle prend
l'éventail et s'approche. Vous sortez : elle vous tend
votre casque et a mis dans votre poche le mouchoir et l'étui
à cigarettes regarni. Vous arrivez, elle vous attendait.
D'où venez-vous ? Elle ne demande rien, elle sait. Si elle
ne sait pas, elle saura. Elle a jeté des fleurs dans votre
eau de toilette pour la parfumer et tout est en ordre dans la
chambre.
Oui ! qu'on est bien chaque soir, ainsi, dans les bras déliés
du pays où l'on vit en exil. C'est une odeur indéfinissable
de chair ferme et de peau poivrée, des mains fluettes et
des pieds minuscules, un corps glabre soigneusement épelé
aux aisselles, frais, sans sueur. Son calme, dans l'étreinte,
vous subit avec pudeur et bienveillance. La prâpôn
est votre chose au sens absolu du mot, souple et si passive qu'elle
vous donne votre image comme une empreinte. Tout ce que vous lui
dites, elle le saisit. Ignorante et illettrée, ne sachant
pas lire sa propre langue, elle connaît vos papiers parce
qu'elle sait ceux que vous prenez dans telle ou telle circonstance,
la façon dont vous les traitez. Sortez-vous un cigarette
de la boîte, cette femme vous présente l'allumette.
Elle attend que l'eau de la douche cesse de couler et la voici
vous offrant la serviette, car elle écoutait le bruit de
l'eau, accroupie derrière la porte. Laisse-moi ! et elle
s'étend sur la natte telle une fleur tombée. Et
l'homme égoïste et satisfait s'épanouit Qu'il
prenne garde à lui. .
Tout cela est bel et bien, en effet, s'il résiste à
cette emprise permanente, d'autant plus sûre et irrésistible
qu'elle ne peut trahir son existence, puisqu'elle :ne paraît
être que passivité et soumission. Elle satisfait
les bas instincts de cet homme s'il est vulgaire, et berce son
imagination et ses sentiment artistes, s'il est supérieur
et sensible. Tout cela est bel et bien si la main de cet homme
reste ferme et son cerveau lucide, si, à aucun moment,
il n'est dupe, s'il fait aussi le guet, s'il n'est pas un timide,
s'il maintient l'équilibre de sa vie et se dit à
tout moment : demain, cette femme peut partir, je sais qu'une
toute semblable la remplacera ; si, sorti de la maison où
elle l'attend, il ne songe pas qu'il y a laissé une maîtresse
et si, enfin, il lui est indifférent qu'elle profite de
son absence pour rejoindre un milicien ou un interprète,
l'amant qui recueille sa solde et l'harmonieuse étreinte
de la race.
Cet homme ainsi, comprend le piège. Il discerne que, dans
cette conjonction, lui seul peut perdre : ce n'est pas en quelques
mois qu'un peuple monte en joindre an autre, bien que leurs bras
s'entremêlent, et si celui d'en haut ne s'enfonce pas retrouver
celui d'en bas. Au fait ! comme il est tentant de s'enfoncer.
Cet homme n'a pas à se mettre en frais : il commande.
Toutes les fringales de son égoïsme que parmi ses
semblables il doit contenir, il les assouvit sans effort, sans
qu'il lui faille être bien tourné, intelligent, ni
entreprenant, et les mains roturières s'emparent de l'idole.
Quel qu'il soit, il est aimé sans combat, il a un chez
lui une femme intelligent qui obéit. Peu à peu,
il s'exalte, croyant qu'il élève cette épouse,
qu'il s'augmente de tout ce qu'il conquiert.
Pourquoi, en effet, serait-elle inférieure parce que d'une
autre race ? Elle a un coeur et une âme. Sont-ils bien les
mêmes et en use-t-elle de la même façon que
nous ? Cet attachement, cette obéissance, cette discrétion,
cette attention étroite dont elle vous entoure et qui,
chez elle, sont des qualités femelles qu'elle ne s'impose
pas, mais qu'elle dispense ataviquement, prennent lentement à
vos yeux couleur d'azur et, de jour en jour, vous perdez pied.
Des comparaisons que vous proposez vous justifient bientôt.
Ce n'est pas une Française qui serait ainsi ! Certes non.
Et la Française vous parait lourde, épaisse, vulgaire,
bruyante, parce que vous avez toujours sous vos yeux ce corps
fluet, souple et passif.. La toilette occidentale devient compliquée,
ridicule, car vous vous accommodez mieux maintenant, d'un pagne
de soie toujours frais et d'une écharpe. La Française
souffre, du climat, transpire, ses toisons vous répugnent,
tandis que cette indigène demeure fraîche, sèche
et douce comme l'ivoire. Il est vrai.
Puis, vous faites un pas de plus vers ce qui vous apparaît
une libération, l'individualisation salutaire de votre
nature masculine. Dès lors, vous vous irritez que la Française
rencontrée chez l'ami où vous allez encore, discute
- cette pécore ! Elle ne vous ramasse par la canne échappée
de la main - cette poseuse !
Chez vous, la royauté - ici, toujours la lutte pour la
vie Quelle fatigue ! Là, au moins, vous êtes le paon,
vous vous asseyez " à l'aisance royale " sur
votre lit - ici, vous risquez de n'être que le geai. Viens
! ô petite idole à l'âme naïve et aux
vertus primitives ! Mets tes mains sur mes yeux et éloignons-nous
de la vulgarité et des conventions. Les mains fines et
sèches s'abattent sur vos yeux. A tout prendre, ce ne serait
pas trop mal.
Or, ce n'est pas du tout cela. A partir de ce moment, tout change.
]La souple esclave a des regards durs que vous ne pouvez plus
saisir. Elle s'irrite parfois Vous cédez : oseriez-vous
compromettre tant de félicité en l'instant précis
que vous en prenez conscience ? Elle boude, un jour, la prâpôn,
chère petite enfant et, d'ailleurs, vous l'avez dit, pourquoi
n'aurait-elle pas le droit, aussi, d'être femme ? Elle l'a
et le prend. Ce que vous redoutiez de votre semblable et qui vous
poussa vers l'indigène réapparaît sous d'autres
formes et vous trouve enchaîné, Salomon aux cheveux
coupés.
Vous faites toujours l'esprit fort, car vous ne croyez pas encore
à ces chaînes. Attendez un peu : si elles ne suffisent
pas, on en trouvera d'autres. Des mains adroites serviront vos
vices ou bien la prâpôn, un jour, sera veulerie, par
toutes vos faillites, votre orgueil ou votre timidité,
par votre devoir enfin, puisque voilà un ventre fécondé
par vous - vous serez définitivement fixé. Déchu
? Allons- donc ! Tout cela, vous l'aviez voulu, n'est-ce pas ?
Parbleu ! après des mois de foyer, d'étreintes,
de conquêtes et de poésie, près d'un métis
né de vous, auriez-vous le front de vous reconnaître
sans foyer ? Du reste, la timide indigène, de plus en plus
riche des forces que vous lui avez transmises, vous domine cette
fois et l'intelligence Que vous lui reconnaissiez, réelle
en effet, vous tient en échec. Oui ! Vous pouvez affecter
des mines dégagées. Regardez l'heure et ne vous
attardez pas au cercle ou chez des amis, car si la chose déplaît
à votre passive servante, elle refusera ce soir de dénouer
son sampot.
Elle sait maintenant le montant de votre solde et vous lui avez
abandonné les clés de vos armoires, le contrôle
des boys. N'est-ce pas elle qui les choisit ? De la sorte, à
tout moment, dans tous les coins de l'Indochine, on voit des hommes
de tous âges et de toutes situations, des douaniers et des
résident supérieurs, des chefs d'industries et des
savants, des soldats et des banquiers rivés au même
déduit, vidés, émasculés par une prâpôn
cambodgienne ou une congaïe annamite flétrie par la
maternité, dénuée des charmes passagers de
sa race, prête à tout et bonne à tout et qui
sourit de sa bouche noire en chiquant son bétel, femelle
subtile et patiente qui, telle la mante religieuse, achève
de dévorer son mâle avec des courbettes respectueuses
d'échine et les mains jointes une pauvre petite indigène
de rien du tout.
Ternier, qui n'en était pas à sa première,
savait que Vétônéa serait comme les autres.
Ainsi, avait-il pris les devant. Il dut, bien entendu, bientôt
déjouer de premières tentatives. D'abord les repas
qu'on apportait de ville devinrent des prétextes. Un jour,
l'enfant préposé à cet office fut remplacé
par une femme qui demeura là, tandis que Vétônéa
mangeait et qui, le lendemain, assista à sa digestion.
Ternier imposa d'autres mesures. Après, Vétônéa
démontra qu'il lui faudrait une servante. Bon, dit Ternier,
je la choisirai et ce sera ma femme seconde. Vétônéa
n'insista pas. Ensuite, il trouva la belle métisse en promenade
dans le grand salon de la Résidence, lieu interdit et Vétônâ
fut informée que, le surlendemain, 30 du mois précisément,
elle ne toucherait que quarante piastres au lieu de quarante-cinq.
Elle se prit à réfléchir et comme, malgré
tout, la place était honorifique, rémunératrice
par ailleurs - elle n'insista plus.
- " C'est madame Résident, avait dit le planton.
. Hélène fit tourner son ombrelle et poursuivit
sa marche, Elle passa la grande porte de la grille, où
l'on voyait deux gros canons du XVIIIe siècle levés
sur des affûts de marine.
Un indigène s'y appuyait et bayait aux corneilles. Lorsque
l'Européenne fut à une centaine de mètres,
il la suivit.