EXTRAIT : Description d'une représentation du RAMAYANA
à ANGKOR VAT
Lire étude sur le Ramayana.
Un peu avant neuf heures nous arrivâmes à Angkor-Vat.
La chaussée, sur ses deux cents mètres de long,
était pleine de groupes obscurs qui se hâtaient vers
l'est, dans la direction du sanctuaire. De lourdes senteurs de
musc et de jasmin nous accompagnaient. Nous entendions, sur les
larges dalles, le claquement mat des innombrables pieds nus. De
temps en temps, on distinguait, à la brusque lueur d'une
allumette, la couleur des étoffes qui habillaient cette
foule au milieu de laquelle nous allions : vareuses moutarde des
miliciens, sampots violets et rouges des indigènes, robes
citron des bonzes. Les cinq tours, en monumentale pyramide, s'étageaient
confusément dans le ciel nocturne. Une étoile tremblait
au sommet de la plus haute, à la place où, dans
les temps héroïques, s'épanouissait l'immense
lotus d'or.
Bientôt, nous atteignîmes, au bout de la chaussée,
le portique ouvert sur les ténèbres béantes
du Grand Temple. C'était là que le spectacle allait
se dérouler. Des ombres grouillaient autour d'un cercle
de cinquante pieds de diamètre, un cercle formé
par des enfants nus, accroupis en rond. Chacun d'eux tenait entre
les genoux une torche embrasée. Il n'y avait aucune brise,
si bien que les hautes flammes rougeâtres montaient, droites,
comme si, d'airain elles-mêmes, elles eussent jailli de
flambeaux d'airain.
Les ombres, devant nous, s'écartèrent en une haie
qui nous conduisit à quatre sièges de rotin, sur
lesquels nous prîmes place, tandis qu'un trémolo
doux et plaintif s'élevait du bizarre orchestre qui nous
faisait vis-à-vis, de l'autre côté du cercle.
J'étais à côté de Maxence. Elle avait
à sa gauche le Résident ; à ma droite, j'avais
le brigadier Monaldeschi.
Presque aussitôt, la représentation commença.
- Je ne me donnerai pas le ridicule de vous commenter ce spectacle,
dit M. Bénéjacq en se penchant vers nous. Aussi
bien et mieux que moi, vous savez que les danses auxquelles vous
allez assister sont la paraphrase vivante du Ramayana, de même
que, tout près d'ici, les splendides bas-reliefs du premier
6tage d'Angkor-Vat en sont la paraphrase pétrifiée.
Au Cambodge, la sculpture antique explique la danse moderne, qui
la prolonge. Encore une fois, ce n'est pas ce que j'ai à
vous dire. Je tiens simplement à faire appel à votre
indulgence. Nous ne sommes pas au Palais-Royal, à Phnom-Penh.
La plupart des danseuses appartiennent au corps de ballet de Sa
Majesté.
Mais il y a aussi quelques doublures... des jeunes filles du pays.
Elles valent d'ailleurs les autres, vous verrez. Et puis, n'est-ce
pas, le cadre suffirait à faire oublier n'importe quelle
imperfection de détail... Chut ! Attention !
Voici la flûte et les xylophones qui nous annoncent l'entrée
de la belle Sita.
- Dieu ! Qu'elle est charmante ! dit Maxence.
C'était la jeune fille qui, l'avant-veille, à Siem-Réap,
m'avait lancé en riant son bouquet de jasmin. Ébloui,
je regardai la merveilleuse petite idole. Dominé par la
tête droite et dédaigneuse que coiffait le mokot
en forme de pagode à longue pointe d'or;. le corps n'était
qu'une ondulation scintillante de pierreries.
Dans l'immobile blancheur du visage, une blancheur impressionnante,
quasi chimique, sous les sourcils prolongés au pinceau,
sur les lèvres sanglantes, je cherchais vainement la trace
de mon sourire de l'avant-veille.
. . . Dans la forêt enchanté de Dandaka, la princesse
fait son entrée douloureuse. Elle songe aux malheurs de
son époux, le divin Rama. Ses suivantes bien-aimées
participent silencieusement à sa peine. Aussi chaste que
belle, elle repoussa les avances d'un jeune prince qui a le mauvais
goût de choisir une telle minute pour
Se venir à ses yeux déclarer son amour...
Il s'en va, désespéré, et Sita demeure seule.
Ah ! Princesse, alors que ton époux, le divin Rama à
la face verte, se trouve si loin au fond des forêts, occupé
à protéger les faibles et les opprimés contre
les suppôts du Roi Ravana, que n'as-tu gardé auprès
de toi cet aimable chevalier, qui serait devenu ton défenseur
! Il est là, en effet, il rie tout près, autour
de toi, dans l'ombre, le mortel ennemi de Rama, lui, Ravana, le
roi des Géants, enfin. . .
Jamais je n'avais vu un spectacle suivi avec une telle ferveur.
Au-dessous de la lueur fuligineuse des torches, je distinguais
les visages de la première rangée de spectateurs.
Une admiration muette, extatique, les animait.
Chez nous, tu sais avec quelles plaisanteries de bas goût
et quelles fines allusions le public se plaît d'ordinaire
à saluer l'entrée en scène des danseuses.
Mais, pour le peuple
cambodgien, à l'égard de ces êtres sacrés
qui sont les images de ses dieux et les épouses de son
roi, un regard, une seule pensée concupiscente seraient
le plus abominable des sacrilèges.
Je te le jure, je suis le contraire d'un ingrat.
Devant un tableau surpassant en beauté, en pittoresque,
tout ce qu'il m'avait été donné de contempler
jusque-là, assis à la place d'honneur, à
côté de la plus adorable des femmes, sais-tu vers
qui s'en allait mon souvenir ? Vers toi, mon vieux Gaspard, vers
toi qui, jadis, presque de force, m'avais appris à cultiver
cet arbre de la science dont j 'étais en train de savourer
les fruits inattendus. Aussi. lorsque, tout à l'heure à
la terrasse de ce café, un bienheureux hasard nous a réunis,
ne t'étonne pas si mon sang, ne faisant qu'un tour, s'est
mis aussitôt à charrier à gros bouillons les
robustes globules rouges de la reconnaissance.
- Oh ! fit Maxence, l'effrayant personnage ! C'est Ravana, le
Roi des Géants, n 'est-ce pas ?
- Oui, Madame dit M. Bénéjacq, c'est le Roi des
Géants. Je vois que vous connaissez par coeur votre Ramayana.
Ravisseur de la belle Sita, le Roi des Géants, à
pas menaçants, pénétrait dans le
cercle. Un frisson de terreur parcourait l'assistance. Maintenant,
la lutte s'engageait entre lui et l'allié de Rama. Hanuman,
général des Singes, et c'était un extraordinaire
duel, rythmé, avec de petites épées fulgurantes.
Sous l'effroyable masque aux sourcils rouges, aux dents menaçantes,
on voyait haleter à travers l'étoffe la fine gorge
de la ballerine qui personnifiait Ravana....