Le nom de famille khmer

Texte extrait du livre de Gabrielle MARTEL, Lovéa village des environs d'Angkor, écrit à l'issue d'un séjour de 15 mois, en 1962, dans le village de Lovéa. (page 217)

Lire aussi politesse khmère.

Jérome ROUER, janv,mai 97


Note de Cambodge Contact :

Aussi étonnant que cela puisse paraître, le nom de famille est d'introduction récente dans les pays de l'Asie du Sud-Est... et une certaine confusion règne.
Au Cambodge, le nom de famille précède le prénom et, au vocatif, les deux noms sont utilisés,
Au Laos et en Thaïlande le prénom précède le nom de famille et on utilise le prénom au vocatif,
Au Vietnam, le nom de famille est en premier et le vocatif est le dernier nom.

L'étude de Gabrielle Martel date de 1962 et porte sur des gens très peu touchés par la civilisation occidentale. Elle a le mérite de dégager des comportements fondamentaux, des tendances ou pratiques qui peuvent encore se retrouver en 1996 :
- L'usage de donner un nom qui se perpétue de génération en génération, condition nécessaire pour tenir un Etat-Civil, n'existait pas : la notion même de nom de famille, telle que nous la concevons, est étrangère à la culture khmère et a été, difficilement, imposée par le Protectorat.
Dans la société traditionnelle et jusqu'en 1860 environ, les gens portaient un nom unique composé d'une seule syllabe.
S'ils devenaient de grands personnages le roi leur accordait l'honneur et la distinction de faire précéder ce nom d'un autre nom, en général un titre qui devenait son nom de famille (exemple : un fameux résistant, Kong, eut le droit, donné par le roi de s'appeler Krolah Hom Kong (L'Amiral). Par la suite il fut tué attaché à la cheminée d'un vapeur).
Ceux, qui à un titre ou à un autre, études ou vie sainte ou poste de fonctionnaire, voulaient se distinguer de la masse paysanne prirent l'habitude de porter des noms multi-syllabes.
Notons que les Khmers rouges, soucieux de revenir à l'antique société (le complexe d'Angkor) interdirent cette pratique et imposèrent à tous de porter un nom unique à une syllabe, le prénom, précédé par le titre Meut, le fameux "camarade" de l'internationale communiste. (exemple : monsieur Navuth devenait Meut Vuth). Bref ils supprimèrent le nom de famille.

- Dans l'ancienne société paysanne, il était hors de question d'arrêter son choix sur un nom avant la naissance de l'enfant. C'est toujours le cas.
Si l'enfant tombait malade, pleurait trop souvent, on hésitait pas à changer son nom. C'est toujours le cas.
Même adulte, on pouvait changer son nom comme de chemise, tout cela pour conjurer les malheurs (maladie, mauvaise fortune, mal d'amour etc...). De nos jours, on ne change que le prénom...
Actuellement le Cambodgien s'identifie par un nom de famille, en général mono-syllabique (à 90 %), et un prénom qui peut être multi-syllabique. Si on veut faire peuple on portera un nom et un prénom monosyllabes.
Pour les actes officiels et la carte de visite, le nom de famille vient toujours en premier, suivi du prénom.
Dans la vie sociale de tous les jours, si on n'utilise pas un des titres, monsieur (lok) ou madame (lok sreï), bhan (pour les aînés), pohône (pour les cadets), on ne doit utiliser que le prénom, sauf à être méprisant.
La politesse sociale, dans les situations de représentation, exige l'emploi du titre (lok ou lok sreï, ou tout autres) suivi du Nom + Prénom.


Extrait du livre de Gabrielle MARTEL, Lovéa village des environs d'Angkor

Les deux noms : Niem trokol (nom de famille), niem khluon (prénom).

On trouve dans un livre d'exercice de la langue khmère, destiné aux élèves de cours préparatoire et élémentaire, à l'usage des écoles primaires du Royaume, dans un chapitre intitulé : la Famille, l'explication du nom de famille, Niem trokol. Il y est dit que chaque membre de la famille a deux noms :
- Le premier, Niem trokol, le nom de famille est commun à tous. Il leur vient de l'ancêtre paternel :.
- Le deuxième est un nom propre à l'individu, le prénom, niem khluon.
Des explications de cette sorte laissent comprendre que cette pratique est étrangère aux habitudes du pays. Dès l'école primaire, création de l'Administration, on a espéré inculquer ces notions aux jeunes enfants mais les faits observés à Lovéa montrent que rien n'est fait dans ce domaine.
Il était possible de noter que chaque fois que les villageois donnaient leur nom, celui-ci était invariablement composé de deux éléments. Est-ce une ancienne habitude ou bien une concession aux " desiderata " des Autorités ? Il ne nous est pas possible de trancher sur ce point. Spontanément, le nom fourni est composé mais, ainsi que nous le disions plus haut, il paraît y avoir indétermination dans le choix du premier élément, censé représenter le nom de famille.
On peut comprendre l'embarras des villageois pour donner le nom " correct " à une demande officielle ; une grande variété de noms s'offrent à eux, peu familiers d'un système venu de l'extérieur. Il n'est pas dépourvu d'intérêt de voir, lorsque cela est possible, comment les habitants de Lovéa choisissaient le nom de famille : Parfois, en dépit du relevé de la généalogie, il n'a pas été possible de découvrir l'origine du " nom de famille ".

Une femme, deux fois veuve, donne son propre nom aux deux fils qu'elle a de son premier mariage. C'est là un cas fréquent. Dès que le mari a disparu pour cause de mort ou de divorce, de nombreuses mères donnent le premier de leurs noms à leurs enfants.
Un homme qui lui, a pris le nom (prénom) de son grand père alors que d'autres de ses frères portent celui de leur père, donne à ses propres enfants le nom de son propre père. Ces enfants porteront donc, comme lui le nom de leur grand-père.
Un homme portant un nom qui n'est ni celui de ses grands pères, donne à ses enfants nés de deux mariages successifs le nom de son père, le grand père paternel des enfants. Il se conforme peut-être aux désirs des autorités.
Deux frères mariés côte à côte, par chance et exceptionnellement, portent le même nom. Ce nom, on le retrouve chez les enfants de l'aîné mais le Fils du cadet a reçu le nom du grand père paternel qui, bien sûr, est différent. Cet exemple montre que l'adoption de la continuité du nom est loin d'être un fait acquis. Ici, deux frères, appartenant à la même génération, réagissent de façon différente a ce problème.

On peut, par ces cas précis, voir que la notion même de nom de famille, telle que nous la concevons et telle que nous nous sommes efforcés de l'imposer au Cambodge, paraît échapper aux villageois.

Un nom qui se perpétue de génération en génération n'existe pas ; tout simplement, ce domaine est régi par d'autres normes. En dépit des efforts déployés par l'Administration pour faire naître cette continuité dans la transmission du nom, continuité nécessaire au fonctionnement d'un État civil valable, nous avons pu constater que ce but n'était ni atteint ni en voie de l'être dans le monde rural.

Sur ce point, comme sur tous les autres, les villageois ne s'élèvent jamais contre les mesures qui sont prises en haut lieu. Ils les accueillent par des : " oui, oui " d'approbation et plus tard, ils essaient encore d'offrir à leur interlocuteur ce qu'on attend d'eux, ce qu'ils sont censés répondre selon les voeux des autorités administratives. Mais le nom est, dans la vie quotidienne, un point si omniprésent qu'il est impossible de donner le change à l'observateur attentif qui, pendant des mois partage leur vie. Après cette première constatation selon laquelle il n'y a pas de " nom de famille ", il est intéressant d'examiner maintenant le prénom, niem khluon, qui a toutes les chances d'être le " seul vrai nom " des Cambodgiens. Nous nous en tiendrons à quelques remarques destinées à faire apparaître que le nom, ce nom personnel n'est pas un domaine " neutre ".


Le choix du nom personnel ou prénom, niem khluon.

Le nom est choisi. Il semble que le fait qu'une partie soit imposée autoritairement de l'extérieur choque la conception que les Cambodgiens ont de celui-ci. De même, il paraît être hors de question d'arrêter son choix sur un nom avant la naissance, comme le cas est fréquent dans notre Société (Y. si c'est un garçon, X. si c'est une fille). Il est nécessaire, semble-t-il, qu'il y ait " adéquation " entre le nom et l'être que l'on accueillera dont on ignore tout jusqu'à la naissance.

Le choix est effectué durant la période " probatoire " qui commence dès la naissance. Ce n'est, en effet, que quelques jours plus tard, une semaine environ que l'on impose le nom (Dak chmô). Durant ce laps de temps neutre, on accueille cet être inconnu qu'est le bébé.
Les rites, semble-t-il, visent à l'apprivoiser, l'inciter à rester. Si les signes sont affirmatifs, s'il prend pied sur cette rive nouvelle (une naissance (l'accouchement) se dit, nous l'avons vu : traverser le fleuve) alors, et alors seulement, on le socialisera par un nom choisi avec le plus grand soin.
Un Gouru (krou) qui est aussi astrologue s'occupe de prendre toutes les garanties. Comment ce nom est-il formé ? Certains éléments relient-ils cet enfant aux générations antérieures, à tel ou tel ancêtre ? La forme courte, employée dans l'usage courant n'est-elle qu'une partie de ce nom comme pourrait le laisser penser un nom composé de plusieurs éléments entendu au moment où il était décerné ? On pourrait penser qu'une partie de ce nom n'est pas destinée à l'usage extérieur d'où indétermination dans le choix des noms proposés selon les circonstances. .
Il semble que si dans les jours qui suivent l'imposition du nom, si l'enfant manifeste des signes d'inconfort, s'il pleure sans répit, on puisse être appelé à reconsidérer ce nom. On pense qu'il ne convient pas et on en attribuera un autre. Ceci nous amène à considérer les changements de nom qui peuvent se produire ultérieurement.


Changement de nom.

Le bébé, durant sa toute petite enfance est un être très fragile, vulnérable qu'il s'agit de protéger des influences néfastes des " esprits malfaisants ". Pour tromper ceux-ci, on donne à l'enfant un nom très malsonnant, évoquant quelque réalité répugnante. Ainsi, la femme du Mékhum, mon hôtesse, femme de classe, beau type de mère cambodgienne était connue sous le nom de tchrou qui signifie porc.
Il en existe bien d'autres : excrément etc. Ce phénomène est commun à toute la péninsule indochinoise ; on le trouve au Vietnam et au Laos et chez les Proto-Indochinois, spécialement les Jaraï.

Peut-être peut-on rapprocher de cette pratique le fait d'appeler parfois un garçon : Sreï qui signifie fille et une fille : Prôh qui signifie, garçon. Tous ces noms ne sont pas très courants mais on en rencontre des exemples à Lovéa et le fait qu'ils existent jette un jour sur les croyances attachées au nom.

Il arrive d'autre part que l'on change de nom plus tard, n'importe quand dans la vie après avoir porté le nom de naissance pendant un certain temps. Cela s'opère après une grave maladie ainsi que cela nous a été signalé pour un villageois ou dans d'autres circonstances (peut-être veut-on par là rompre avec le passé !). On nous a signalé une dizaine de cas de ce genre. Le seul cas où le nouveau nom pouvait ressembler à un sobriquet est celui d'un homme habituellement appelé Prouine qui signifie flèche.


Homonymie.

Dans une communauté humaine aussi importante que celle de Lovéa, il arrive qu'il y ait un grand nombre de noms (forme courte : un seul élément) semblables. Pour éviter tout risque de confusion, on fait généralement suivre ce nom de celui des parents : untel, fils de Ram et de Diep ou plus fréquemment, dans le cas d'un enfant du nom de la mère seule. S'il s'agit d'adulte, on ajoute le nom du conjoint ou bien son statut matrimonial : veuf, veuve. Il serait possible que cette façon de désigner ainsi l'époux ou l'épouse : père ou mère de Yim, par exemple, recouvre une forme un peu atténuée de tabou du nom pour les conjoints.


Initiale formant séries.

Il est un fait qui ne peut manquer ceux qui étudient les noms de voir que dans de nombreuses familles plusieurs enfants reçoivent un nom commençant par la même initiale. Parfois tous les enfants appartiennent à la même série, parfois quelques-uns seulement.
Voici un exemple, une famille de six enfants :
1. Dyâ (fille) ; 2. Saaem (fille) ; 3. Sioem (garçon) ; 4. Sioet (garçon) ; 5. Sut (garçon) ; 6. Sai (fille).
Il semble que la série se poursuive aussi longtemps qu'elle semble faste ; survienne un accident, spécialement une mort, il sera nécessaire de l'interrompre.

Avant d'en terminer avec cette délicate question du nom qui, plus que tout autre, s'est révélée " fluide " et n'a constitué rien moins, nous le constations plus haut, qu'une pierre d'achoppement, nous ajouterons qu'à l'opposé des noms malsonnants, on rencontre aussi des noms fastes tels que : Sambat, richesse ou bien Thlaï, précieux.

Peut-être la réponse aux questions soulevées par les observations qui précèdent donnerait en partie l'explication à la résistance opposée par ce monde khmer à l'établissement d'un vrai état civil et jetterait une clarté sur cet univers culturel.