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Si les événements qui ont amené la
sinisation du nord-est de la péninsule sont connus par des sources
historiques dignes de foi et peuvent être datés avec certitude,
il n'en va pas de même de l'indianisation dont on ne peut inférer
les origines et le processus que par les résultats observables.
Contrairement à ce qui s'est passé pour
le Viêt-nam, annexé par la Chine et administré ensuite
pendant plusieurs siècles comme une province de l'empire, l'implantation
de la civilisation indienne n'a jamais eu aucune base politique, et les
royaumes indochinois de type indien n'ont jamais été dans
la dépendance d'une métropole indienne.
Il serait vain de chercher à fixer une date précise pour un processus qui s'est sans doute étendu sur un temps assez long, car les relations maritimes et terrestres dans les deux sens entre l'Inde et l'Indochine remontent apparemment assez haut dans le passé. Tandis que pour le Viêt-nam on connaît les dates des différentes étapes de la conquête et de l'implantation de la civilisation chinoise, tout ce qu'on peut dire de l'indianisation, c'est que la date des plus anciens vestiges archéologiques trahissant une origine ou une influence indienne, ainsi que la date à partir de laquelle les sources indiennes et étrangères mentionnent sur la péninsule des toponymes de consonance indienne ou font allusion à des établissements de type indien, ne remontent pas au-delà du II° siècle après Jésus-Christ.
C'est d'ailleurs de la fin de ce siècle, ou du début du siècle suivant qu'on peut dater le plus ancien document épigraphique en langue sanskrite trouvé en Indochine : la stèle de Vo-canh dont il sera question plus loin.
L'indianisation des indigènes de l'Asie du Sud-Est a dû en outre être largement favorisée par les mariages mixtes auxquels étaient contraints les Indiens qui s'établissaient outre-mer, mais que sans doute aucune femme indienne n'avait accompagnés. La possibilité de tels mariages a été contestée. On sait pourtant de façon certaine qu'ils étaient couramment pratiqués dans les petits royaumes de la Péninsule Malaise, et un texte chinois du V° siècle dit en toutes lettres que, dans l'un d'eux " il y a plus de mille brahmanes de l'Inde ; les gens pratiquent leur doctrine et leur donnent leurs filles en mariage, aussi beaucoup de ces brahmanes ne s'en vont-ils pas ".
Pour comprendre la rapidité et la facilité avec lesquelles l'Inde a propagé sa civilisation en Indochine, et d'une façon générale dans l'Asie du Sud-Est, il faut aussi tenir compte de tout ce qu'elle comportait de pré-aryen et de survivances d'un fonds commun à tous les pays de l'Asie des moussons. L'action de l'Inde sur les Indochinois ne semble pas avoir eu le caractère d'un choc de cultures, car les indigènes " n'ont peut-être pas eu toujours conscience de changer tout à fait de religion en adoptant celle de l'Inde".
Il n'est pas aisé de déterminer l'origine des Indiens venus en Indochine, car mis à part trois textes en langue tamoule de date relativement basse, ils n'ont pas à date ancienne laissé de documents rédigés en d'autre langue que le sanskrit, langue savante commune à toutes les régions de l'Inde. La vue simpliste d'après laquelle ils seraient venus exclusivement de l'Inde méridionale par les ports de la côte de Coromandel ne saurait être acceptée qu'avec de grandes réserves. L'examen des sources dont on dispose, sources indiennes relatives à la navigation, voyageurs et géographes chinois et méditerranéens, toponymie, paléographie, archéologie, montre en effet que si le sud de l'Inde et surtout la région de Kanchi (Conjeveram) ont pris une part prépondérante dans l'indianisation de l'Indochine, toutes les régions de l'Inde, Dekhan, vallée du Gange, et même l'Inde du nord-ouest avec les confins iraniens, ont dans une mesure plus ou moins grande contribué à l'expansion de la civilisation indienne.
En dehors des grands ports maritimes de l'Inde : Tamralipti (Tamluk à l'embouchure du Gange), Kamara, Podoukê (Pondichéry), Sopatma sur la côte orientale, Bharukaccha (Broach), Çùrparaka, Muchiri (Cranganore) sur la côte occidentale, dont on sait qu'ils étaient en relation avec l'Indochine et l'Indonésie, il faut tenir compte de certains foyers de culture indienne extérieurs à l'Inde propre, qui ont joué le rôle de relais entre celle-ci et les autres pays d'outre-mer. Il y en eut sur la Péninsule Malaise, où l'on a vu des milliers d'Indiens installés à demeure et épousant des femmes indigènes. L'étroitesse des isthmes permettait aux navigateurs venant de l'Inde de transborder leurs marchandises par voie de terre, d'éviter ainsi le long et périlleux voyage par les détroits, et d'atteindre les ports du Golfe de Siam, plus accueillants que ceux du Golfe du Bengale ou de la Mer de Chine.
Le résultat politique de l'expansion indienne en Indochine fut la constitution d'Etats de type indien, dont les principaux furent :
Dans beaucoup de cas, l'établissement d'un royaume de type indien par le rassemblement sous l'autorité d'un chef unique, Indien ou indigène indianisé, de plusieurs groupes locaux possédant chacun son génie tutélaire ou son dieu du sol, s'est accompagné de l'établissement, sur une montagne naturelle ou artificielle, du culte d'une divinité indienne étroitement associée à la personne royale et symbolisant l'unité du royaume. Cette coutume, associée à la fondation initiale d'un royaume ou à celle d'une nouvelle dynastie, est attestée dans tous les royaumes indiens d'Indochine. Elle conciliait le culte indigène des génies sur les hauteurs avec la conception indienne de la royauté, et donnait aux populations rassemblées sous un souverain unique un dieu en quelque sorte national, intimement associé avec la monarchie. On a là un exemple typique de la façon dont l'Inde, en répandant sa civilisation en Indochine, a su faire siennes et assimiler des croyances et des cultes étrangers, un exemple qui illustre la part relative qu'ont prise l'élément indien et l'élément indigène dans la formation des anciennes civilisations indochinoises, et la manière dont ces deux éléments ont réagi l'un sur l'autre.
Sur cette dernière question deux conceptions antagonistes s'affrontent, dont il convient de dire quelques mots, car elles touchent au coeur même du problème de la pénétration indienne en Indochine. Ceux qui abordent ce problème du point de vue sociologique, avec une connaissance parfois insuffisante de la culture indienne et de ses sources textuelles, accordent la primauté aux faits ethnologiques et folkloriques, et professent que les cultures indigènes ont gardé, au contact de la civilisation indienne, leurs caractères propres. Les indianistes au contraire, se fondant essentiellement sur les données de l'archéologie et de l'épigraphie, reconnaissent dans les anciennes civilisations de l'Indochine et de l'Indonésie des rameaux issus directement du tronc de la civilisation indienne. En d'autres termes, les sociologues affirment que ces anciennes civilisations sont le résultat d'une transformation des cultures locales sous l'action d'une greffe indienne, tandis que les indianistes y voient le résultat d'une adaptation de la culture indienne aux conditions nouvelles qu'elle trouvait outre-mer. Les premiers envisagent une évolution des cultures indigènes en réponse à un " stimulus " indien, le facteur essentiel de cette réaction étant le caractère fondamental du groupe indigène, son "génie local". Cette dernière manière de voir a été violemment combattue et ses adversaires pensent que l'Inde a fourni beaucoup plus qu'une greffe, et qu'elle a exporté partout la même plante qui, suivant la nature du terrain où elle s'est développée, a produit des fruit de saveur différente.
Le syncrétisme de la pensée indienne, le caractère particulier du brahmanisme qui, en dépit de son absence d'organisation centralisée et de programme d'action, a cependant fait l'unité spirituelle de l'Inde, la tolérance du çivaïsme, ont permis à la civilisation indienne, une fois implantée outre-mer d'accueillir dans son sein, comme on vient de le voir, les éléments étrangers les plus divers. En cela, l'indianisation de l'Indochine ne diffère pas, par nature, de celle des pays dravidiens dans l'Inde propre; comme l'a excellemment dit L. de la Vallée Poussin, elle n'est que " la continuation au-delà des mers de cette brahmanisation ayant son foyer primitif dans l'Inde du nord-ouest et qui, commencée bien avant le Buddha, se continue de nos jours au Bengale comme dans le sud ". J'ajouterai que la seule différence entre l'aryanisation du Bengale et des pays dravidiens et celle de l'Asie du Sud-Est est peut-être le fait que la première s'est effectuée par voie de terre, et pour ainsi dire par osmose, alors que la seconde s'est faite par voie maritime. Il est permis de se demander si la diversité des civilisations dans les pays indianisés d'outre-mer est beaucoup plus grande que celle qui peut être observée entre les civilisations des divers groupes ethniques dans l'Inde propre.
Si l'on admet que le terme de " civilisation indienne " peut recouvrir une grande diversité, rien n'empêche d'y inclure celles de l'Asie du Sud-Est.
Je n'ignore pas que ces vues ont été contestées, et qu'on a déclaré " insoutenable " la conception d'une " superstructure indienne " imposée à un " substrat indigène ". Je reconnais volontiers que ces expressions, que j'ai employées naguère peuvent prêter à malentendu. Quand j'ai parlé de superstructure, ou d'une manière plus générale de civilisation indienne au Cambodge ou dans tel autre royaume indianisé, j'avais naturellement en vue la civilisation que font connaître les documents épigraphiques et archéologiques. Cette civilisation est celle d'une élite et ne comprend que certains domaines : conception de l'État et de la monarchie, religion, art, connaissances philosophiques et littéraires. La structure générale de la société, le genre de vie et les croyances du peuple, les conditions économiques appartiennent à un autre monde qui est encore fort mal connu. Mais il y a lieu de penser qu'une étude plus poussé des documents épigraphiques, et particulièrement des inscriptions en langue indigène, exploités jusqu'ici au bénéfice à peu près exclusif de l'histoire événementielle et de l'histoire de l'art, révélera sur le " substrat indigène " bien des faits montrant une pénétration indienne plus profonde que ne le supposent les sociologues. Il sera temps alors de trancher la question de savoir si les sociétés indigènes ont gardé l'essentiel de leurs traits originels, ou si elles se sont intégrées dans une société de type foncièrement indien. Au Cambodge, par exemple, la division ancienne de la population en classes spécialisées héréditairement dans tel travail déterminé, et désignées par le même mot (varna) que les castes indiennes, l'encadrement de la population par une bureaucratie dont les fonctions sont désignées par des mots indiens, ont grandement facilité l'intégration de la société khmère dans la société indienne.