Le Royaume du Founan

Extraits de "Les peuples de la péninsule indochinoise"
de G.COEDES (Chapitre 3)



Les ajouts de Cambodge-Contact sont précédés de la mention C-C.
Jérôme ROUER, déc 96, juin 97

Lire aussi :
Origine du Bouddhisme au Cambodge Implantation de la civilisation indienne en Indochine Les Etats hindouisés d'Indochine et d'Indonésie de G.Coedès.


C'est au 1er siècle de l'ère chrétienne que se constitua, dans la basse vallée du Mékong, un royaume qui n'est connu jusqu'à présent que par le nom chinois de Fou-nan, transcription probable d'un mot commun à la plupart des dialectes môn-khmèrs et signifiant "montagne" : bnam, qui se retrouve en sanskrit dans le titre dynastique çailaräja ou parvatabhuäla, "roi de la montagne". Il s'agit apparemment d'une de ces montagnes sur lesquelles, comme il a été dit plus haut, le fondateur d'un Etat ou d'une dynastie instituait le culte d'une sorte de dieu ou de génie national, transcendant les cultes particularistes locaux.

L'origine (C-C : mythique) du Fou-nan remonte à l'un de ces mariages mixtes dont il a déjà été question. Un brahmane indien, Kaundinya (nom d'un clan connu dans le nord-ouest de l'Inde), arrivé dans le pays à la faveur de circonstances dont la légende s'est emparée (C-C : il aurait combattu et battu les autochtones), aurait épousé Somâ, fille du roi des Naga, c'est-à-dire du chef indigène local. Cette union est analogue à celle dont se prétendaient issus les rois Pallava de Kanchi dans l'Inde du sud.
Les opinions sont d'ailleurs partagées sur l'origine lointaine de ce thème légendaire, que l'on fait venir soit de l'occident, soit des régions maritimes de l'Asie du Sud-Est. Quoi qu'il en soit, le couple Kaundinya-Somà donna naissance à une lignée qui régna ensuite sur le Fou-nan.
(C-C : Cette légende dit aussi qu' après avoir épousé la reine du pays, que les Chinois nomment "feuille de saule", le premier soin de l'étranger fut d'apprendre au Fouanais de ne plus vivre nus et à s'habiller décemment. Son beau-père, le roi des Naga, en guise de dot, lui aurait créé un royaume en buvant toute l'eau qui recouvrait le Cambodge)

On peut admettre que cet événement eut lieu au 1er siècle de l'ère chrétienne, car dès le 2éme siècle apparaissent dans les sources chinoises des personnages historiques. Le plus remarquable est un chef militaire Fan Man ou Fan Che-man, qui fut appelé au pouvoir par le peuple.

" Il attaqua, dit un texte chinois, et soumit les royaumes voisins; tous se reconnurent ses vassaux. Lui-même prit le titre de Grand roi du Founan. Puis il fit construire de grands navires et, parcourant toute la mer immense, il attaqua plus de dix royaumes... ".

On voit ainsi, dès le début, le Fou-nan s'organiser à la manière d'un royaume indien, gouverné par un mahârâja, entouré de royaumes vassaux.
Il est difficile de préciser l'étendue des conquêtes de Fan (Che)man. Il est possible que sa suzeraineté se soit étendue vers l'est jusque dans la région de Nha-trang, d'où provient la stèle de Vo-canh émanant d'un de ses descendants et le mentionnant lui-même sous la forme sanskrite de son nom Çrï Mära - vers le sud sur la partie septentrionale de la Péninsule Malaise, qui aurait été l'enjeu de ses expéditions maritimes destinées à lui assurer la maîtrise des routes du commerce maritime et des voies de transit par terre - vers l'ouest jusqu'en basse Birmanie où il est possible qu'il ait trouvé la mort : il aurait disparu en effet au cours d'une expédition contre le Kin-lin, ou Frontière d'or, correspondant soit à Suvannabhûmi, la Terre d'or des textes en pâli, soit plutôt à Suvarnakudya, la Muraille d'or des textes sanskrits (basse Birmanie).

Son successeur Fan Tchan entra en relation avec l'Inde et la Chine, et cet événement, qui répondait plutôt à des préoccupations commerciales qu'à des ambitions politiques, confère à son règne une certaine importance. A cette époque, celle des Trois Royaumes, la Chine du sud (royaume de Wou) se trouvant dans l'impossibilité d'utiliser pour ses relations commerciales avec l'occident la route de terre tenue par les Wei, cherchait à se procurer par la voie maritime les denrées de luxe dont elle avait besoin. Or, le Fou-nan occupait sur la route du commerce maritime une situation privilégiée, et constituait un relais inévitable aussi bien pour les navigateurs qui empruntaient le détroit de Malacca que pour ceux, probablement plus nombreux, qui transitaient par les isthmes de la Péninsule Malaise. Le Fou-nan était peut-être même le terminus de la navigation en provenance de l'orient méditerranéen, s'il est vrai que le Kattigara de Ptolémée ait été situé sur la côte occidentale de la Cochinchine.

L'ambassade envoyée par Fan Tchan dans l'Inde peu après 225 arriva à l'embouchure du Gange, qu'elle remonta jusqu'à la capitale d'un prince de la dynastie des Mururoa; elle en ramena en guise de présent quatre chevaux provenant du pays des Indo-Scythes.

L'ambassade envoyée en Chine en 243 offrit à l'empereur des produits du pays et des musiciens, pour qui un bureau fut installé l'année suivante près de Nankin. La mission chinoise venue au Fou-nan entre 245 et 250 trouva sur le trône un usurpateur, Fan Siun, et rencontra à la Cour un envoyé des Murunda.
Cette première mission chinoise rapporta d'intéressants renseignements sur le Fou-nan où elle trouva des villes murées, des palais et des maisons d'habitation. Les habitants " tous laids et noirs avec des cheveux frisés, allant nus et nu-pieds " sont décrits comme s'adonnant à l'agriculture, et comme " aimant à graver des ornements et à ciseler. Beaucoup des ustensiles dont ils se servent pour manger sont en argent. L'impôt se paie en or, argent, perles, parfums. Ils ont des livres et des dépôts d'archives dont les caractères d'écriture ressemblent à ceux des Hou ", c'est-à-dire à ceux des gens d'Asie centrale qui emploient une écriture d'origine indienne.

Les trois ambassades du Fou-nan en Chine de 285 à 288 furent peut-être une conséquence de la recrudescence du commerce maritime après l'année 280, date de la réunification de la Chine par les Tsin qui provoqua une demande accrue pour les produits de luxe destinés à la Cour.

Au milieu du IVe siècle, en 357, régnait au Fou-nan d'après les sources chinoises, un Indien dont le nom, ou plus précisément le titre de Chandan semble indiquer une origine iranienne, probablement kouchane.

Après 357, seule date attestée pour le règne du Chandan, on n'entend plus parler du Fou-nan avant la fin du IVe siècle ou le début du Ve, époque qui vit dans toute l'Asie du Sud-Est une recrudescence de l'indianisation, et où les historiens chinois mentionnent un second Kaundinya qui serait venu de l'Inde, en passant par la Péninsule Malaise et qui rénova la tradition indienne dans le pays. Ses successeurs entretinrent avec la Chine des rapports réguliers, et Jayavarman, qui mourut en 514 après un règne de plus de trente ans, fut honoré en 503 par la Cour de Chine qui lui décerna le titre de " Général du Sud pacifié, roi du Fou-nan ".

Ce dernier règne marque pour le Fou-nan une époque de grandeur et, semble-t-il, de brillante civilisation. Son centre se trouvait sur le cours inférieur et dans le delta du Mékong. Sa capitale, Vyadhapura, " la cité du chasseur ", était située aux environs de la colline de Ba Phnom qui perpétue peut-être jusqu'à nos jours le souvenir du nom ancien.

Cette ville, d'après un texte chinois, était située à 200 km de la mer : c'est à peu près la distance qui sépare Ba Phnom du site d'oc Eo, dans l'ouest du delta, sur la côte du golfe de Siam, où devait se trouver, sinon le port du Fou-nan, du moins un emporium où étaient établis des commerçants étrangers. On y a trouvé les vestiges d'une ancienne ville maritime, où les fouilles ont permis de mettre au jour des soubassements d'édifices, et surtout des témoins des relations du Fou-nan avec l'occident : médailles romaines à l'effigie d'Antonin le Pieux et de Marc-Aurèle, cabochon à effigie sassanide, bagues avec inscriptions en écriture indienne des II°-V° siècles, intailles gravées de sujets inspirés par l'art hellénistique.

Les Chinois donnent quelques renseignements sur la civilisation du Fou-nan à cette époque. Ils y notent la pratique de l'esclavage alimenté par des expéditions contre les villes voisines, le commerce de l'or, de l'argent, des soieries, la fabrication de bagues, de bracelets en or et de vaisselle en argent. Ils constatent que le roi habite dans un pavillon à étage, et que le peuple habite dans des habitations surélevées recouvertes de feuilles d'un " grand bambou poussant au bord de la mer ". Ils ont vu des bateaux longs de 80 à 90 pieds et larges de 6 à 7 pieds, dont l'avant et l'arrière sont comme la tête et la queue d'un poisson. Ils disent encore que le roi se déplace à éléphant, que les distractions du peuple consistent en combats de coqs et de porcs, et qu'en cas de procès on a recours à l'ordalie : " ils jettent dans l'eau bouillante des bagues en or et des oeufs qu'il faut retirer ; ou bien ils chauffent au rouge une chaîne que l'on doit porter sur les mains pendant sept pas ; les mains du coupable sont complètement écorchées; l'innocent n'est pas blessé ; ou encore, on les fait plonger dans l'eau ; celui qui a raison entre dans l'eau, mais n'enfonce pas et celui qui a tort enfonce ".
Un autre texte ajoute ces détails : " Là où ils habitent, ils ne creusent pas de puits. Par plusieurs dizaines de familles ils ont en commun un bassin où ils puisent de l'eau. Leur coutume est d'adorer les génies du ciel. De ces génies, ils font des images en bronze. Celles qui ont deux visages ont quatre bras; celles qui ont quatre visages ont huit bras; chaque main tient quelque chose, tantôt un enfant, tantôt un oiseau ou un quadrupède, ou bien le soleil, la lune...
Quand le roi s'assied, il s'accroupit de côté, relevant le genou droit, laissant tomber le genou gauche jusqu'à terre. On étend devant lui une étoffe de coton sur laquelle on dépose des vases d'or et des brûle-parfums.
En cas de deuil, la coutume est de se raser la barbe et les cheveux. Pour les morts, il y a quatre sortes de funérailles : par l'eau, en jetant le cadavre au courant d'un fleuve ; par le feu, en le réduisant en cendres ; par la terre, en l'enterrant dans une fosse ; par les oiseaux, en l'abandonnant dans la campagne
".
A ces renseignements, dont plusieurs (maisons surélevées sur pilotis, ordalies, bassin commun (trapeang ) , usage de se raser à l'occasion d'un deuil) s'appliquent encore au Cambodge moderne, on peut ajouter que les dirigeants du Fou-nan possédaient certainement une technique avancée de l'hydraulique agricole. L'observation aérienne des régions occupées originellement par le Fou-nan révèle tout un réseau de canaux associés à des sites anciens remontant à l'époque de ce royaume. D'autre part, une inscription sanskrite du Fou-nan trouvée en Cochinchine dans la Plaine des Joncs mentionne un domaine "conquis sur la boue", c'est-à-dire mis en valeur à la suite d'une opération de drainage.

Les divers cultes sont attestés successivement ou simultanément au Fou-nan. Sous le règne de Jayavarman, (" la coutume était de rendre un culte au dieu Maheçvara (Çiva) qui descend sans cesse sur le mont Mo-tan ". Il s'agit apparemment de la sainte montagne d'où le pays et ses rois tiraient leur nom : c'était le lieu où le ciel communiquait avec la terre, d'où l'expression chinoise " le dieu y descend sans cesse ". Il y était sans doute matérialisé sous la forme du linga, emblème phallique de Çiva Giriça, " résidant sur la montagne ", mentionné dans les inscriptions. L'existence du culte vichnouite ressort des inscriptions du prince Gunavarman (probablement un fils de Jayavarman) et de sa mère.

Enfin le bouddhisme Hïnayana d'expression sanskrite est attesté aux V° et VI° siècles par les inscriptions de Jayavarman et de son successeur Rudravarman.

De l'architecture du Fou-nan, il ne semble pas que rien ait subsisté, à l'exception de divers soubassements mis au jour à Oc Eo qui sont d'ailleurs d'une interprétation malaisée. Mais une intéressante hypothèse permet de penser que certains édifices d'art khmer préangkorien du VII° siècle, ayant pour couverture une série nombreuse de minuscules étages décorés de petites niches reproduisent les traits caractéristiques des monuments du Fou-nan. Quant à la sculpture, on peut désormais lui attribuer un certain nombre de statues trouvées à Angkor Borei, dernière capitale du Fou-nan, notamment des images de Vishnu-Krisna, et peut-être aussi des statues du Buddha influencées par le style indien d'époque Gupta.

Le Fou-nan qui fut pendant cinq siècles la puissance dominante sur la péninsule indochinoise conserva longtemps un grand prestige dans le souvenir des générations suivantes. Les rois du Cambodge préangkorien adopteront sa légende dynastique et ceux qui régneront à Angkor rattacheront leur origine aux rois suprêmes de Vyàdhapura.

La civilisation du Fou-nan, sur laquelle on aimerait être plus abondamment documenté, et dont il faut espérer que des fouilles dans les nombreux sites supposés founanais reconnus dans le delta du Mékong feront connaître d'autres éléments, se présente comme le résultat du prolongement outre-mer de la brahmanisation de l'Inde. L'absence de textes en vernaculaire remontant à l'époque du Fou-nan laisse malheureusement dans l'ignorance de la langue parlée par ses habitants, et par suite, du groupe ethno-linguistique auquel ils se rattachaient. Il y a toutefois de grandes probabilités pour que le noyau du peuple founanais ait appartenu à la famille môn-khmère. Le nom même du pays dans les textes chinois en serait une preuve, s'il est vrai qu'il représente le mot bnam " montagne " qui est typiquement mon-khmèr. On a constaté par ailleurs que l'expansion de la langue khmère se superpose à la voie que suivront les conquérants du Fou-nan au VI° siècle, et que cette expansion a dispersé sur la périphérie de l'actuel Cambodge des dialectes de même famille, présentant entre eux de grandes affinités, et se différenciant du khmèr par des caractères communs : ce qui amène à penser que ces dialectes sont les représentants modernes de l'idiome parlé par les habitants du Fou-nan.

Les Chinois décrivent d'ailleurs ces derniers comme ayant le teint noir et les cheveux frisés : ce sont là des traits communs à la plupart des populations montagnardes, et même à ceux des Cambodgiens dont le teint n'a pas été éclairci et la chevelure aplatie par le métissage chinois.

Leurs demeures " surélevées ", c'est-à-dire sur pilotis, appartiennent à un type répandu dans toute l'Asie du Sud-Est. Certains traits de leurs moeurs, les divers types d'ordalie, les combats de coqs et de porcs sont encore pratiqués par les populations arriérées de la cordillère orientale.

Mais c'est à l'Inde que les éléments cultivés du Fou-nan ont dû leur religion, leurs modes de sépulture, leur art, leur écriture attestée dès le III° siècle, leur connaissance du sanskrit, et sans doute bien des aspects de leur civilisation matérielle, notamment le grand développement de leur système d'irrigation. Le Fou-nan a certainement joué un rôle important dans l'expansion de la civilisation indienne en Indochine.

Avant de narrer les circonstances dans lesquelles le Fou-nan fut évincé au VI° siècle de sa suprématie sur l'Indochine méridionale par une de ses dépendances, il convient de relater comment prirent naissance, dans l'est de la péninsule, le royaume de Champa, et dans l'ouest, les royaumes de Dvaravatï et de Çrîksetra.


SUITE : Le royaume de Chenla.