L'hypothèse d'Alain FOREST in "Le culte des Génies Protecteurs au Cambodge".
Plus de trois siècle et demi s'écoulent tout de
même entre le commencement de la diffusion du Theravada
- tout au moins d'après ce que nous pouvons en connaître
- à la fin du XII ème siècle, et les observations
du dominicain portugais Gaspar da Cruz qui séjourne au
Cambodge en 1556 et selon lequel les moines représentent
alors le tiers de la population mâle en pleine force de
l'âge.
Encore le témoignage de Gaspar da Cruz atteste-t-il que
se manifestent encore au Cambodge quelques traces du bouddhisme
mahâyana, notamment la croyance au bouddha Maitreya; et
ne rend- il compte, en exagérant sans doute, que de la
situation qui prévaut à la ville royale de Longvêk,
à la fin du long règne d'Ang Chân (ca 1510-1560),
souverain qui, lui-même, soutient activement le bouddhisme
théravâda par ses fondations de monastères.
Il convient donc que nous relativisions quelque peu le cliché d'une adhésion quasi spontanée, immédiate, du peuple khmer au Théravada... et que nous nous méfiions de même de l'idée selon laquelle cette adhésion prendrait la forme d'un vaste mouvement populaire de conversion motivé par le refus brutal d'un système angkorien aux exigences démesuréees.
Comme je l'ai relevé, l'histoire de "'homme aux concombres" marque que, si lassitude il y a, elle se traduit plutôt, dans un premier temps, par une aspiration à ce que les souverains respectent l'ordre établi dans les différents srok autour des ancêtres protecteurs et reviennent ainsi à davantage de simplicité, d'authenticité, de proximité...
Aussi se peut-il que, dans les campagnes profondes, la diffusion
du bouddhisme théravada soit plus progressive qu'on ne
se l'imagine. Et, loin de se faire contre les souverains, elle
est au contraire impulsée et constamment soutenue par ceux-ci
et par leur cour.
En effet, autant que le système d'une "crise de foi",
le jeu des réactions et contre-réactions tantôt
çivaïtes tantôt bouddhistes (mahayana) qui accompagnent
la fin de l'époque angkorienne et dont les pierres des
temples portent encore les stigmates, paraît être
le symptôme que le pouvoir angkorien est alors malade de
son mode religieux de structuration de la société.
Celui-ci ne lui permet plus d'exercer une emprise réelle
sur l'ensemble de l'empire, voire l'affaiblit encore, face aux
velléités d'émancipation des principautés,
en dévorant les énergies de la population placée
sous son pouvoir direct, notamment pour la production de sa légitimité
par la construction de temples. La frénésie de construction
qui s'empare d'un Jayavarman VII (1181-ca 1218) ou la fondation
d'une nouvelle dynastie sur une histoire de neak ta
("L'homme aux concombres) ne
sont-elles pas, chacune à leur manière, d'autres
symptômes d'une telle maladie?
Il semple bien qu'après la prise d'Angkor par les Thaïs
(1432) et l'abandon de cette capitale (vers 1440), et alors que
le royaume thaï d'Ayuthia s'affirme et élabore un
système de pouvoir quelque peu inspiré des institutions
angkoriennes, les souverains khmers, quant à eux, empruntent
en retour à leurs puissants voisins les expressions d'un
bouddhisme theravada qui y est bien implanté et qui paraît
produire là une efficace intégration de la société.
La perfection de cette uvre de cour qu'est, dès les
XVIème-XVIIème siècles, le Râmâyana
khmer "bouddhisé", la production dans les milieux
savants d'uvres littéraires elles aussi pénétrées
d'idéologie bouddhique et dont les thèmes se retrouvent
dans toutes les sociétés bouddhiques du nord de
la Péninsule indochinoise, le fait que les souverains khmers
ayant passé leur jeunesse ou une partie de celle-ci à
Ayuthia - tel Ang Chân au début du XVIème
siècle et Sôryopor au début du XVIIème
siècle -apparaissent presque tous comme des restaurateurs
de la religion bouddhique et multiplient les fondations de monastères....
Tout ceci indique à la fois que les influences bouddhiques
se diffusent au Cambodge à partir d'un foyer culturel au
nord et, surtout, que les souverains, la cour et les milieux lettrés
khmers jouent un rôle déterminant dans le processus
d'enracinement du bouddhisme au sein de leur propre société.
J'ajoute à cela que ce sont désormais des statues
du Bouddha qui deviennent les centres symboliques des capitales
royales.
A partir de ces statues, la puissance du Bouddha, et du souverain qui protège la religion, rayonne largement vers la périphérie. Autour d'elles, se structure dorénavant la société globale, tandis que les fonctions des neak ta du souverain et de la capitale sont réduites à la seule défense de cette dernière: ces neak ta n'ont pas, eux, vocation à s'imposer à tous les srok.
Toutefois, l'implantation du bouddhisme theravada dans les campagnes ne s'est opérée ni sans, ni contre les neak ta.
De ce point de vue, nous pouvons dégager de nos récits [ concernant les Neak ta ] trois modes d'association entre le bouddhisme et le culte des neak ta, qui peuvent aussi se lire, mais avec beaucoup de précautions, comme trois étapes d'un processus de pénétration du bouddhisme dans la société et dans les mentalités.
[ Le Neak ta est donc bien le compagnon du Bouddha ]