L'Homme aux Concombres Sucrés


récit fondateur de la dynastie post-angkorienne.

Etude de Jérôme ROUER


Cette histoire ressemble à s'y méprendre à celle, antérieure de trois siècles, qui est attachée à la fondation du royaume de Pagan, en Birmanie, en 1044.
Pour le Cambodge, deux versions s'opposent : la vraisemblable décrite par Thach VANPHAT et Keo SOPHUN dans "Les dieux d'Angkor" et l'officielle telle que relatée par Alain FOREST.


1- La version vraisemblable

Le bouddhisme théravada commençait à supplanter les anciennes religions. Le roi Jayavarman IX fut assassiné en 1336 par un homme nommé Pou et surnommé plus tard "Concombre Sucré" ( Trasak Phaem ) d'ethnie Samrê, au cours d'une révolution religieuse dirigée contre l'oligarchie brahmane dont le roi était le premier représentant.
Les Chroniques Royales (écrites au XIX°) cachent ce fait honteux et le transforme en une délicieuse légende...
Un arborigène Samré, Concombre Sucré, aurait donc pris le pouvoir vers 1336. Il résida à Bantéa Samré à quelques 15 kilomètres de la cité d'Angkor, pas loin du Bantea Sreï. Le temple, encore de toute beauté, avait le mérite d'être fortement fortifié...
Pour se légitimer il épousa la fille de l'ancien roi.
Pour se faire respecter il fit apporter à Bantea Samré la chaise percée de son prédécesseur : tous les notables qui s'inclinaient devant ce signe de la royauté légitime - il n'était qu'un indigéne usurpateur - avait la tête tranchée. Il mourut en 1340.

Ce coup d'état marque la fin du brahmanisme, du culte du dieu-roi ( devajara ) et l'avénement du bouddhisme théravada en tant que religion officielle.
Il marque aussi la fin de la période angkorienne.


2- La version officielle

Texte extrait de Le culte des génies protecteurs au Cambodge d'Alain FOREST.

"Chau Tra, fils d'un ermite, se retire seul dans la forêt de Phnom Chreav, y cultive un champ et y plante des concombres. Un jour, un buffle qui transpercé par la pierre, tombe raide mort. Un procès s'ensuit avec le propriétaire du buffle. Le juge porte l'affaire devant le souverain, le roi Sihanu. Celui-ci ordonne à Chau Tra de lancer sa pierre contre un buffle - déjà mort-, lequel est transpercé de part en part. Le roi classe alors l'affaire, conserve la pierre et demande que Chau Tra le ravitaille en concombres en toutes saisons. Le roi adore manger de ces concombres. Il prend Chau Tra en affection et change son nom en Neay Trasâk Phâème ("Chef aux concombres doux") tandis que les gens du peuple, qui éprouvent beaucoup de respect pour lui, l'appellent désormais Ta Trasâk Phâème ( le Chau, " petit-fils", devient donc Ta, "l'ancien").
Le souverain fait fondre la pierre ferrugineuse et la fait travailler en une lance qu'il donne à Neay Trasâk Phâème en lui recommandant d'en user pour tuer tout homme ou tout animal qui s'introduirait dans son champ pour voler des concombres. Plus tard, le roi décide de voyager dans le pays et s'arrête alors non loin du champ de Neay Trasâk Phâème. La nuit, il se rend dans le champ pour voir si l'homme aux concombres le garde bien: effectivement, ce dernier veille qui croit avoir affaire à des voleurs et de sa lance, tue le roi. Ministres, dignitaires, mandarins, serviteurs, purohit, astrologues, achar, tous conviennent alors que c'était là le karma du défunt souverain, et ils invitent Neay Trasâk Phâème à monter sur le trône. Effrayé, celui-ci refuse dans un premier temps, mais l'insistance des serviteurs royaux est telle qu'il doit y consentir. Le nouveau roi s'installe à Angkor. Le royaume étant en paix et prospère, il procède à l'incinération de son prédécesseur. Il fait construire une résidence royale auprès de l'ancien champ de concombres et élève de nombreuse statues du Bouddha dans le creux d'une montagne désormais appelée Phnom Preah.
Etc."

Cette histoire est évidement apparue bizarre, pas très glorieuse, aux yeux des occidentaux. Sa simplicité tranche par rapport à la majesté du ton des stèles angkoriennes et elle ne semble pas s'accorder avec la grandeur de son dessein qui est de légitimer une dynastie. Par ailleurs, on a avancé qu'elle pourrait être d'origine birmane ou que, largement répandue dans l'aire indochinoise, elle n'est pas spécifiquement khmère. Mais qu'importent son apparente insignifiance ou son origine puisqu'elle suscite l'adhésion des khmers eux-mêmes! "Le Cambodge monarchique, rappelle Mak Phœun, a toujours cru fortement en l'existence de ce jardinier régicide qui devint roi. Malgré son origine plus que modeste, la monarchie n'a jamais songé à le rejeter. Au contraire [...]. Ceci explique qu'une rue de Phnom Penh [actuellement rue de la Croix-Rouge siège du REFER au Cambodge] ait porté son nom et qu'une lance ancienne, considérée comme lui ayant appartenu, ait été conservée comme objet sacré de la royauté [...]."

Cette adhésion provient de ce que certaines images du récit sont comme l'écho, très assourdi, de thèmes mythologiques: ainsi, par exemple, le cultivateur de concombres évoque-t-il le thème, lui aussi répandu dans toute l'aire indochinoise, des ancêtres qui ont semé la graine des cucurbitacées d'où sont sortis les hommes.

Mais plus globalement, l'adhésion tient, à mon sens, à ce que le récit de l'homme aux concombres est précisément une histoire d'ancêtre, une histoire de neak ta .
Dans une des histoires de Neak ta on retrouve le défricheur qui, de plus, est ici le fils d'un ermite et qui s'établit dans la forêt pour y ouvrir un champ et réussir de magnifiques cultures. Les gens du peuple respectent bientôt ce défricheur et l'appellent ta. Figure encore, dans le récit, la pierre, habitée d'une puissance telle qu'elle écarte les prédateurs.... et qu'elle supprimera le roi une fois transformée en lance. On y perçoit même une allusion au sacrifice du buffle mais, le bouddhisme étant passé par là, l'allusion est en forme d'excuse ( l'homme aux concombres n'a pas fait exprès de tuer le buffle, il a été dépassé par la puissance de sa pierre et, pour le prouver, on expérimente celle-ci sur un autre animal déjà mort). Enfin, l'élévation de Ta Trâ Sâk Phâème à la royauté s'accompagne de la paix et de la prospérité, l'élévation d'un neak ta garantit la tranquillité d'un srok; et une demeure ( ici, royale parce que sa construction a été décidée par le roi lui-même) est alors élevée auprès de son ancien champ.

Concernant l'avènement de cette nouvelle dynastie, vers le milieu du XIV ème siècle, on ne connaît rien d'autre que ce récit...

De même ne connaît-on pas grande chose, hors ce que nous disent des chroniques laconiques et dont l'interprétation est difficile, sur la période qui va de la mort de Jayavarman VII (fin XIIème siècle) à la prise d'Angkor par les Thaïs vers 1431 puis à l'avènement de Ang Chân (au début XIIème siècle). La période est pourtant essentielle.

Du point de vue religieux, elle marque un tournant. Les cultes ou les cérémonials de l'hindouisme puis du bouddhisme mahayana ordonnés par la royauté disparaissent, et le bouddhisme théravada se répand. Le "théâtre" angkorien ferme, bien avant l'abandon d'Angkor dans les années 1440. Mais la chronique, comme les Khmers - en se rattachant désormais à l'homme au concombres -, est loin de nous présenter cela comme un déclin ou comme une catastrophe.

A dire vrai, la rupture fut peut-être moins radicale qu'il y paraît. A la suite de G.Cœdès, Claude Jacques a indiqué qu'à côté des divinités brahmaniques, de Civa notamment, et ne se confondant pas avec l'une ou l'autre de ces divinités, sont vénérés, aux temps d'Angkor, des génies protecteurs des personnes, des lignées et des lieux, le kamraten jagat, que Cl. Jacques identifie avec conviction comme correspondant aux actuels neak ta . L'un d'entre eux, le kamranten jagat ta râja, le devarâja , tient même une place importante dans la légitimation de la royauté depuis qu'il a été érigé en génie protecteur du souverain et de la royauté suprême, et que son culte a été solennellement célébré par le roi Jayavarman II, en 802. Il se peut donc que le récit de l'homme aux concombres indique une nouvelle valorisation par le souverain du culte de son neak ta, et de son kamraten jagat.

On a toutefois l'impression que ce récit exprime aussi la fondation souhaitée d'une nouvelle ère, sur quelque chose de plus familier et de plus compréhensible par les gouvernés que l'artificialité des théogonies brahmaniques. Qu'une histoire de neak ta établisse la légitimité d'une nouvelle dynastie, cela met au moins en harmonie les histoires fondatrices du pouvoir et de l'espace social royal ( la ville royale, le nokor), d'autre part.

Cela manifeste la conclusion d'une nouvelle alliance entre la royauté et les ancêtres, authentiques protecteurs de srok khmers, d'une nouvelle alliance entre le souverain du nokor et les habitants des srok. Ainsi , "devin", le pouvoir royal devient-il paternaliste, et d'un paternalisme qui sera fortement teinté de bénévolence bouddhique. (Cependant, l'origine des souverains angkoriens n'a jamais été " divine" - il en va d'ailleurs de même pour les souverains indiens puisque, selon les lois de Manu, le premier souverain fut élu par les humains divisés entre eux, pour mettre de l'ordre dans la société - et la dynastie angkorienne s'est toujours réclamée d'un double couple d'ancêtres originels, Kambu-Méra et Kaundiya-nâgi Somâ.)

La période poste Angkorienne est aussi celle du déplacement, dans les années 1440, du centre du royaume de la région nord-est du Grand Lac, vers le sud. Un tel déplacement a dû être plus qu'un simple transfert de capitale et de cour, et se traduire par d'importants mouvements de population, par la mise en valeur, dans le sud du pays, de nouvelle terres et par la création, là, de nouveaux srok. Il se peut que de tels mouvements n'aient pas été pour rien dans la vitalisation, ou la revitalisation de la figure des ancêtres défricheurs. Et il est légitime de se demander si l'histoire du défricheur Trâ Sâk Phâème, ancêtre de la dynastie, n'a pas servi à accompagner, sinon à encourager une sorte de colonisation de nouvelles terres; ou, au moins, si son succès ne provient pas de ce qu'elle reflète une geste vraiment vécue, après l'abandon d'Angkor, par beaucoup de simples gens.

Retenons enfin un principe qui apparaît métaphoriquement dans le récit de l'homme aux concombres et sur lequel je reviendrai : un souverain n'a pas le droit de pénétrer dans un champ, c'est-à-dire dans un srok , protégé par un neak ta , sous peine d'être condamné par sa propre loi... Il y a peut-être là l'expression d'une lassitude envers un interventionnisme excessif du souverain angkorien dans la vie des paysans; et l'expression d'un engagement des souverains de la nouvelle dynastie à ne pas toucher, quant à eux, à un ordre établi et toujours garanti par les ancêtres des srok, et à s'en tenir, donc, à un principe de non-intervention autoritaire dans ceux-ci.