Le Royaume du CHEN-LA

Extrait de "Les peuples de la péninsule indochinoise" de G.COEDES (3° partie, chapitre 2)



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Le royaume de Cambodge, appelé quelquefois " empire khmèr ", est géographiquement, et dans une certaine mesure historiquement, le successeur, le continuateur du Fou-nan sur la péninsule indochinoise.

A la mort du roi founanais Jayavarman en 514, son fils Rudravarman né d'une concubine, s'empara du pouvoir en se débarrassant de son demi-frère, l'héritier légitime.
Il régna au moins jusqu'en 539, date de son ultime ambassade en Chine. C'est le dernier roi connu du Fou-nan, car dans la seconde moitié du VI° siècle, le pays fut attaqué du nord par un royaume auquel les Chinois donnent le nom de Tchen-la. La capitale du Fou-nan, située près de la colline de Ba Phnom, dut être abandonnée et transférée de l'autre côté du fleuve, sur le site actuel d'Angkor Borei, choisi peut-être à cause de sa proximité de la colline de Phnom Da : ce fut sans doute la dernière résidence royale du Fou-nan, avant son absorption totale par le Tchen-la au VII° siècle. Mais les "rois de la montagne" ne disparurent pas définitivement, et il est possible qu'ils se soient maintenus quelque temps dans une de leurs anciennes dépendances sur la Péninsule Malaise. En effet, après la dernière mission datée du Fou-nan en Chine en 588, il est encore fait mention de deux autres ambassades dans les périodes 618-626 et 627-649.

Par le nom encore inexpliqué de Tchen-la, les Chinois ont de tout temps désigné le pays khmèr, le Cambodge.
D'après l'épigraphie cambodgienne du X° siècle, les rois des "Kambuja" prétendaient descendre d'un ancêtre mythique éponyme, le sage ermite Kambu, et de la nymphe céleste Mera, dont le nom a pu être forgé d'après l'appellation ethnique "khmèr".
Le centre du pays des Kambujas semble avoir été primitivement la région voisine de la rive nord-est du Grand Lac (C-C: la région de Kompong Thom).
Ses premiers rois connus, probablement vassaux du Fou-nan, sont Çrutavarman et Çresthavarman (Ve siècle ?). C'est à ce dernier, en raison de la similitude des noms, qu'on peut attribuer la fondation sur le moyen Mékong de la ville de Çresthapura, sur le site de Basak ou plus correctement Champasak.
Il a été trouvé en ce lieu une inscription au nom d'un roi Devanïka qui semble devoir être identifié au roi cham nommé par les Chinois Fan Chen-tch'eng (env. 455-472). La fondation de Çresthapura pourrait avoir été consécutive à la conquête du pays sur les Chams, ce qui confirmerait la tradition orale ayant encore cours chez les Cambodgiens, et d'après laquelle le royaume khmèr se serait constitué aux dépens des Chams installés à Champasak.
Cette fondation aurait été accompagnée de l'institution d'un culte au pied de la colline de Vat Ph'u qui domine Champasak et porte à son sommet un énorme linga naturel, formé par un monolithe auquel la colline doit son nom sanskrit de Lingaparvata, "La montagne du linga".
Le culte de ce linga nommé Bhadreçvara est attesté au cours des siècles par l'épigraphie ; au vue siècle, un texte chinois rapporte que " près de la capitale (du Tchen-la) est une montagne nommée Ling-kia-po-p'o (Lingaparvata) au sommet de laquelle s'élève un temple toujours gardé par mille soldats et consacré à l'esprit nommé P'o-to-li (Bhadre[çvara]) auquel on sacrifie des hommes. Chaque année, le roi va dans ce temple faire lui-même un sacrifice humain pendant la nuit ".

Ce nom de Bhadreçvara qui était, a-t-on vu plus haut, le nom du linga royal installé au IV° siècle dans le principal sanctuaire de My-sön par le roi cham Bhadravarman, a pu être choisi par Çresthavarman pour marquer sa victoire sur les Chams de Champasak.

Quoi qu'il en soit, c'est une princesse issue de la famille maternelle de Çresthavarman, à laquelle un texte tardif donne le nom de Kambujaraalaksmï, " la Fortune des rois Kambuja ", qui transmit à son époux Bhavavarman l'héritage de Çresthavarman. La seule date connue de Bhavavarman est 598. Dans les inscriptions de son frère Citrasena qui lui succéda sous le nom de Mahendravarman, il est présenté comme un petit-fils du " monarque universel ", c'est-à-dire apparemment du roi du Fou-nan, le seul souverain régnant sur la péninsule qui pût alors prétendre à ce titre.

Dans la seconde moitié du VI° siècle, de concert avec son frère Citrasena, Bhavavarman agrandit vers le nord, sans doute aux dépens du Champa, son territoire le long du Mékong jusqu'à l'embouchure de la rivière Mun, et dans le sud du plateau de Kôrat, où ils ont laissé des inscriptions commémorant leurs conquêtes. Ils se tournèrent ensuite, ou simultanément, contre le Fou-nan et poussèrent au sud le long du Mékong jusqu'à Kratié, et à l'ouest jusqu'au delà du Grand Lac. Les historiens chinois attribuent cette conquête au seul Citrasena (Tche-tosseu-na), indiquant peut-être par là qu'il était responsable des opérations militaires. Les raisons de cette agression contre le Fou-nan, dont on a vu que Bhavavarman et son frère étaient vraisemblablement originaires, sont mal connues. A supposer que l'occasion leur en ait été donnée par l'irrégularité de l'avènement de Rudravarman, fils d'une concubine et meurtrier de l'héritier légitime, deux hypothèses se présentent : ou bien Bhavavarman représentait la branche légitime et profita de la disparition de Rudravarman pour faire valoir ses droits au trône du Fou-nan; ou bien au contraire Bhavavarman, petit-fils de Rudravarman, défendit les droits hérités de son grand-père contre un essai de restauration de la branche légitime. Cette querelle dynastique s'accompagna peut-être de motifs religieux. Le pèlerin chinois Yi-tsing qui écrivait à la fin du VII° siècle, dit en effet qu'au Fou-nan, autrefois " la loi du Buddha prospéra et se répandit, mais aujourd'hui un roi méchant l'a complètement détruite et il n'y a plus du tout de bonzes ". Si l'on se rappelle ce qui a été dit de la prospérité du bouddhisme au Fou-nan aux V°-VI° siècles, et si l'on considère que l'épigraphie des conquérants du Fou-nan et de leur successeur est exclusivement çivaïte, on est tenté d'identifier Bhavavarman (ou son frère) au " méchant roi de " de Yi-wing.

On a insisté sur les événements qui amenèrent la fondation du Tchen-la parce qu'il est intéressant de connaître les influences qui ont favorisé la formation de la civilisation khmère. Celle-ci va en effet dominer pendant plusieurs siècles le sud et le centre de la péninsule, et lors de son déclin elle transmettra aux jeunes États qui succéderont à l'empire khmèr la plupart de ses éléments constituants. Héritiers du Fou-nan pour une bonne partie de la civilisation matérielle, notamment en matière d'hydraulique agricole, aussi bien que spirituelle pour tout ce qui concerne l'art, les religions et la conception de la royauté universelle, redevables au Champa de certaines formules architecturales, authentiques représentants de la civilisation indienne, les Kambujas garderont de leurs origines géographiques le souci de localiser le centre de leur pouvoir politique sur la rive nord du Grand Lac, régulateur de l'irrigation et inépuisable vivier.

On a vu que Bhavavarman régnait en 598. Son frère Citrasena lui succéda à une date imprécisée sous le nom de Mahendravarman ; il régna jusque vers 615 et pratiqua à l'égard du Champa une politique d'amitié en y envoyant une ambassade. Celle-ci dut être reçue par le roi Çambhuvarman, dont il a été fait mention au chapitre précédent.

Mahendravarman eut pour successeur son fils Içanavarman. Pendant son règne, celui-ci paracheva la conquête du Fou-nan, ce qui a conduit certains historiens chinois à la lui attribuer en bloc. Son autorité s'étendit peu à peu sur un territoire correspondant en gros à celui du Cambodge actuel, à l'exception peut-être des provinces du nord-ouest. Sa capitale Içanapura est représentée par le site archéologique de Sambor Prei Kuk, au nord de Kompong Thom. Continuant la politique d'amitié inaugurée par son père à l'égard du Champa, il la scella par une alliance matrimoniale en donnant une de ses filles la princesse Çarvanï, à un prince cham, Jagaddharma, émigré ou exilé au Cambodge. De ce mariage naquit le prince Prahiçadharma qui, en 653, devint roi du Champa sous le nom de Vikrantavarman et pendant son règne d'une trentaine d'années multiplia à My-sön et à Tra-kiêu et jusque dans la région de Nha-trang, des fondations religieuses surtout vichnouïtes.

Içanavarmaa eut pour successeur, d'abord Bhavavarman II qui régnait en 639, mais dont on sait fort peu de chose, puis Jayavarman I qui eut un long règne (env. 657-68I), apparemment pacifique, et dont l'autorité s'étendait de la côte du golfe de Siam à la région de Basak sur le moyen Mékong. Des conquêtes de Bhavavarman I à la fin du règne de Jayavarman Ier, on assiste à l'affermissement progressif du pouvoir des rois khmèrs sur les territoires de l'ancien Fou-nan.

L'absence probable d'héritier mâle à la mort de Jayavarman Ier fut sans doute une des causes de la dislocation du Cambodge au début du VII° siècle et de son retour à l'état anarchique antérieur à l'unification du Fou-nan. Une inscription de 7I3 montre qu'à cette date le pays, ou tout au moins la région où devait au siècle suivant s'élever la capitale représentée par les ruines d'Angkor, était gouvernée par une femme, la reine Jayadevï, qui dans une inscription se plaint du " malheur des temps ". A partir de 7I7, et pendant toute la durée du VIII° siècle, les historiens chinois parlent du " Tchen-la de terre " situé sur le moyen Mékong au nord de la chaîne des Dangrêk, et du " Tchen-la d'eau " correspondant à peu près au Cambodge actuel et au delta du Mékong.

Ce dernier était lui-même morcelé en plusieurs royaumes ou principautés : la plus importante était celle de Çambhupura (Sambor sur le Mékong), fondée en 716 par Puskaraiksa dont la prise de pouvoir marque peut-être le début de la dislocation du Cambodge.

Pour la connaissance de la civilisation matérielle du pays durant le VII° siècle, on dispose d'un texte chinois qui se rapporte au règne d'Içanavarman. Il relate que le roi réside dans la ville de Y-chö-na (Içana [pura]) " qui comporte plus de vingt mille familles. Au milieu de la ville est une grande salle où le roi donne audience et tient sa cour. Le royaume renferme encore trente villes, peuplées chacune de plusieurs milliers de familles, et toutes régies par un gouverneur ; les titres des fonctionnaires de l'État sont les mêmes qu'au Lin-yi ". Le texte décrit ensuite la salle d'audience et le trône, puis le costume du roi et des grands dignitaires, ainsi que le protocole des audiences, "Ceux qui paraissent devant le roi touchent trois fois la terre de leur front, au bas des marches du trône. Si le roi les appelle et leur ordonne de monter les degrés, alors ils s'agenouillent en tenant leurs mains croisées sur leurs épaules. ils vont ensuite s'asseoir en cercle autour du roi, pour délibérer sur les affaires du royaume. Quand la séance est finie, ils s'agenouillent de nouveau, se prosternent et se retirent ". La règle de succession est définie avec netteté : " Les fils de la reine, femme légitime du roi, sont seuls aptes à hériter du trône. " Le texte ajoute que le jour de la proclamation du nouveau roi, on mutile ses frères, ce qui constitue d'ailleurs un témoignage isolé. Sur les moeurs des habitants, certains détails restent encore vrais après treize siècles : "Ils regardent la main droite comme pure et la main gauche comme impure. Ils font des ablutions chaque matin, se nettoient les dents avec de petits morceaux de bois et ne manquent pas de lire ou de réciter leurs prières. Ils renouvellent leurs ablutions avant de prendre leurs repas, font jouer leurs cure-dents en bois aussitôt après et récitent encore des prières... Les funérailles se font de cette manière : les enfant du défunt passent sept jours sans manger, se rasent la tête en signe de deuil et poussent de grands cris... Le corps est brûlé sur un bûcher formé de toute espèce de bois aromatique; les cendres sont recueillies dans une urne d'or ou d'argent qu'on jette dans les eaux profondes. Les pauvres font usage d'une urne de terre cuite, peinte de différentes couleurs. Il en est aussi qui se contentent de déposer le corps au milieu des montagnes, en laissant aux bêtes sauvages le soin de le dévorer ". Il est superflu de souligner l'origine indienne de toutes ces coutumes.

De l'époque que les historiens de l'art appellent "préangkorienne " subsistent de nombreux vestiges archéologiques, édifices, sculptures, inscriptions. Les plus anciens semblent remonter à la fin du VI° siècle, c'est-à-dire qu'ils se rapporteraient en réalité aux derniers temps du Fou-nan. La période qui s'étend de cette époque à la fin du VIII° constitue un ensemble se distinguant nettement de la période postérieure ou "angkorienne " qui débute au IX° siècle. L'art préangkorien comprend lui-même trois époques successives auxquelles on a donné les noms des sites archéologiques les plus caractéristiques. Ce sont :

I°- Art du Phnom Da (fin du VIe-début du VII° siècle) qui représente peut-être une dernière période de l'art du Fou-nan, car après la conquête de la partie septentrionale de leur territoire par le Tchen-la, les rois du Fou-nan ont probablement continué à régner pendant un certain temps à Angkor Borei, à proximité du Phnom Da. Les statues provenant d'Angkor Borei comportent à la fois des idoles hindouistes et des images du Buddha, dont la parenté avec l'art indien est manifeste, mais dont certaines tendances annoncent déjà celles qui prévaudront dans l'art khmèr des époques postérieures.

2°- Art de Sambor Prei Kuk (première moitié du VII° siècle). Les trois groupes de temples constituant cet ensemble archéologique correspondent à la partie religieuse de la première capitale du Cambodge préangkorien, Içanapura. Ce sont des tours de brique, isolées ou groupées en quinconce, construites sur plan carré. L'encadrement des portes, en pierre, consiste en deux colonnettes à section circulaire supportant un linteau dont le décor s'inspire de la représentation d'un arc en bois orné de guirlandes et de pendeloques. La superstructure est constituée par une série peu nombreuse d'étages décroissants reproduisant les traits essentiels du corps principal. La statuaire peu abondante comprend surtout des images féminines de petite dimension, légèrement hanchées. Les rares statues masculines font apparaître une tendance à la frontalité. Le décor manifeste une influence indienne dont on peut placer l'origine dans la première moitié du VII° siècle.
(Voir photo de la Durga)

3°- Art de Prei Kmeng et de Kompong Prah (seconde moitié du VII° siècle et VIII°' siècle). L'architecture, peu différente de celle de l'époque précédente, comporte un décor beaucoup plus développé et caractérisé par la prolifération du feuillage. La statuaire a produit à côté d'oeuvres médiocres, un chef-d'oeuvre : c'est une statue de Harihara (Visnu et Çiva en un seul corps) dont le modelé et l'anatomie sont d'une qualité exceptionnelle.
(Voir photo du Harihara)

Les inscriptions gravées sur des stèles ou sur les piédroits des portes, rédigées soit en sanskrit, soit en khmèr archaïque, constituent la principale source d'information sur l'histoire et les institutions du pays, mais c'est surtout la vie religieuse qu'elles font connaître. Les principales sectes hindouistes, notamment la secte çivaïte des Paçupata et la secte vichnouite des Pancaratra coexistaient comme dans l'Inde propre. L'épigraphie et l'iconographie s'accordent pour marquer l'importance à cette époque du culte syncrétique de Harihara. Le culte de Çiva, surtout sous la forme du linga, jouit de la faveur royale. Quant au bouddhisme qui, en dehors de quelques rares images, n'est attesté que par une seule inscription mentionnant deux moines (bhiksu ) , il semble être en régression si l'on se rappelle la faveur dont il jouissait au Fou-nan aux siècles précédents. La culture littéraire que manifestent les auteurs d'inscriptions en mètres sanskrits, avait pour base les grandes épopées indiennes, Ramayana et Mahabharata, ainsi que les Puràna qui fournissaient aux poètes officiels leur riche matière mythologique. Quant à la civilisation matérielle... on n'en sait pas grand chose.


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