La fin d'Angkor

Etude de Jérôme ROUER, dec 96, mai 97



1- Les faits sur lesquels tout le monde s'accorde à peu près....

La généalogie "vérifiable" des rois d'Angkor s'arrête en 1327, c'est à dire peu un peu plus d'un siècle après la fin du grand roi constructeur Jayavarman VII... et un peu plus d'un siècle avant l'abandon de la Cité et la fin de sa civilisation. Sur cinq siècles de durée, la seconde moitié reste égnimatique !
Ce que l'on croit savoir sur la fin de cette civilisation tient en peu de lignes :

Une première conquête siamoise, menée par le fondateur du royaume d'Ayuthia, aurait eu lieu vers 1350/1353.
Les moeurs guerriers de l'époque peuvent se résumer par la formule "malheur aux vaincus" : razzia et déportation (90 000 personnes ?) étaient le sort normal. Le roi régnant fut tué, ses fils et ce qui restait de la cour s'enfuirent vers des régions moins risquées avant de revenir à Angkor quelques six années plus tard.
Mais la pression siamoise resta forte et constante. Vers 1404, le royaume fut à nouveau envahi et les populations déportées.
La Cité est réputée avoir été reprise par les Siamois et abandonnée par la cour en 1432 après six mois de blocus, la trahison de deux mandarins et la mort du roi.

2- Ce que l'on peut en déduire...

Ce bref rappel historique (on en sait d'ailleurs pas beaucoup plus) est éloquent à double titre :
1- par ce qu'il démontre :

1-1 A partir de 1327, le royaume d'Ayuthia n'a cessé de monter en puissance militaire et d'annexer des territoires. De centrale, la position géo-politique d'Angkor était devenue frontalière. La ville, impossible à tenir, ne pouvait plus, pour de simples raisons de sécurité, rester résidence royale.

1-2 Cette montée en puissance siamoise a pour corollaire - mais peut être aussi pour cause - la déliquescence de la royauté, du clergé et de l'administration angkorienne.
C'est certainement la raison pour laquelle on ne sait rien de très précis des événements en général et de la royauté en particulier depuis 1327. On peut penser que ce fut une période de colonisation siamoise qu'il fallait cacher.
Les Annales, rédigées au XIX° siècle, donnent une chronologie flottante, reposant sur des dates douteuses, dans un langage qui reste souvent très ésotérique. Elles démarrent sur la légende, commune aux pays voisins, de l'avènement du roi Concombre Sucré. Celui-ci, s'il exista, donna naissance à la dynastie qui aurait décidé d'abandonner provisoirement Angkor vers 1352, puis une seconde fois, définitivement, vers 1432 . La cour émigra vers Phnom Penh, se fixant d'abord à Srei Santhor, puis aux Quatre-Bras (Phnom Penh).

2- par ce que l'on peut en déduire :

Les Siamois, bouddhistes theravadin zélateurs, n'avaient aucun intérêt à épargner une ville remplie de souvenirs brahmaniques, temples indestructibles qui étaient le symbole de la puissance passée de leurs ennemis.
Il est vraisemblable que le clergé brahmanique, sur lequel s'étaient appuyés les premiers rois angkoriens, fut systématiquement massacré, peut être avec la complicité sacrilège des habitants de la ville, majoritairement bouddhistes, qui se vengeaient ainsi d'un pouvoir honni et, du même coup, flattaient les vainqueurs...
Les fonctionnaires ou mandarins, durent, comme il est coutume dans ces régions, faire allégeance immédiate aux vainqueurs et aider à razzier la population. Dans les faits, toute personne dans la force de l'âge qui ne s'enfuyait pas risquait d'être emmenée en esclavage...

Mais les Siamois auraient pu faire revivre la ville pour leur propre compte, transformer tous les temples en temples bouddhiques (un certain nombre l'étaient déjà) et en faire une ville siamoise.
En effet Angkor avait une valeur symbolique : c'était la cité que les dieux avaient créée sur terre et elle garantissait prospérité et invulnérabilité au royaume de celui qui la détenait.
L'état de délabrement du réseau hydraulique (lire Angkor et l'eau), l'appauvrissement de la région en main d'oeuvre et en cultures firent qu'il était plus simple de voler les dernières richesses et symboles de la ville pour enrichir leur propre capitale, Ayuthia, qui devint ainsi l'héritière d'Angkor. (d'ailleurs, au début du XVII, une copie d'Angkor Vat fut édifiée à Ayuthia)

La fin précoce de la civilisation d'Angkor serait surtout due à la faillite sociale et morale d'un système polico-religieux qui, après s'être imposé, fut rejeté par les populations autochtones.

«Si la décadence de la civilisation indienne que l'on constate au XIII° siècle dans toute l'Asie du Sud-Est a été accélérée par l'ébranlement dû aux Mongols, elle n'a pas été directement provoquée par eux, car on en constate les prodromes dès le siècle précédent.
Cette décadence a eu pour causes profondes l'adoption de la civilisation indienne par un nombre de plus en plus grand d'indigènes qui l'imprégnèrent peu à peu de leurs tendances originelles, et parallèlement la disparition progressive d'une aristocratie raffinée, gardienne de la culture sanskrite.
L’hindouisme et le bouddhisme Mahâyâna, sous l'aspect particulier du culte royal et des cultes personnels, étaient des religions peu faites pour les masses ; cela explique la facilité et la rapidité avec lesquelles celles-ci ont adopté le bouddhisme shinghalais. L'ébranlement causé par les conquêtes mongoles a simplement achevé de désagréger d'anciens corps politiques, d'anciens complexes culturels : empire khmer, royaume cham, royaume birman.
Leurs éléments dissociés se sont ensuite regroupés pour former les combinaisons que nous allons voir prendre leur relève : royaumes birmans d'Ava, puis de Pegu, royaume t'aî d'Ayuth'ya, de Lan Na, de Lan Ch'ang
»
(G. CŒDÈS, Les peuples de la péninsule indochinoise)