Jérôme ROUER, nov 96, mai 97
SOURCES PRINCIPALES :
" ANGKOR " d'Henri Stierlin, Office du Livre, Fribourg -
Communications du colloque " Angkor et l'eau " organisé
par l'UNESCO à Siem Reap en Juin 1995 -
Recherches et observations sur le site.
Angkor est une expérience humaine unique en son genre : c'est la création, par décision politique, de la main et du génie de l'homme, d'un milieu artificiel fondé sur la gestion de l'eau, dans et par lequel une civilisation a prospéré pendant quelques cinq cents ans avant de sombrer sans gloire.
Angkor est aussi et surtout un chef d'oeuvre d'harmonie qui conjugue à la perfection un idéal de spiritualité, représenté par les temples, et une efficacité urbaine démontrée par la complexité de son réseau hydraulique.
Angkor serait pour certains auteurs, et non des moindres, d'abord
et avant tout un système d'irrigation pour la
culture du riz,
base de la puissance de la civilisation khmère.
D'autres auteurs récents contestent et même réfutent
toute finalité agricole au système hydraulique d'Angkor,
arguant de nombreux faits :
Le bon sens pousse à admettre que l'eau stockée
devait servir en priorité aux besoins de la Cité
et de ses habitants.(B-H Groslier parle d'une Cité ayant atteint
1 900 000 habitants et de densité atteignant 576 habitants au km² !)
L'hypothèse d'une politique d'irrigation
à grande échelle, sur plusieurs mois pendant lesquels il ne tombe
pas une goutte d'eau, à partir
de bassins peu ou pas alimentés par des rivières sérieuses,
semble plus romantique que scientifique. Par contre, il paraît
logique qu'au moins les eaux
de drainage, recueillies par le fossé extérieur,
et les eaux usées fussent réemployées à irriguer
des rizières de semis permettant ainsi de multiplier les
récoltes annuelles
Pour le touriste, le site d'Angkor est connu comme un monument de pierre et de forêt. Mais la forêt n'est plus que l'ombre de quelques bosquets rachétiques. C'était aussi et surtout un monument d'eau qui enchante, ravit et passionne les hydrologues et déchire les experts archéologues de tout poil.
La région d'Angkor, sise au nord du Grand Lac, se présente
comme une immense plaine alluvionnaire, dotée d'une légère
pente nord-nord-est - sud-sud-ouest. Cette caractéristique
n'est pas sans importance dans le choix du site : elle permettra
une orientation des baray compatible avec les exigences religieuses
et le minimum de travaux de terrassement. L'inondation annuelle
du Grand Lac assure l'irrigation par épandage et rétention
de la majorité des terres cultivables situées en
aval du site d'Angkor. Des descriptions de voyageurs anciens indiquent
que le niveau de l'inondation était bien plus élevé
qu'actuellement.
Le site - défini par trois pitons, le Phnom Bakeng (60 mètres),
le Phnom Krom (137 m) au bord
du Grand Lac, et Phnom Bok (235 mètres)- repose sur une couche de 80 mètres de sable, surmontant
une couche de grès qui lisse le socle rocheux. La cité
elle même est bâtie sur une intrusion rocheuse de
rhyolite à l'intérieur de la couche de sable.
Trois rivières permanentes, issues du massif des Kulen, traversent cette plaine avant de se jeter dans le Lac.
La cité même d'Angkor, capitale de l'empire khmer entre les années 800 et 1432, est située à quelques 10 km de la rive nord-ouest du lac.
Cette région est aussi le point le plus central du pays avec un accès permanent à la mer.
Les douves encadrent les sanctuaires, les monuments et les habitats
et ont diverses finalités : sacralisation du lieu, esthétique,
baignade, alimentation en eau... La terre extraite permettait
de surélever la plate-forme de construction.
En général l'alimentation des douves était
assurée par la nappe phréatique. Cependant les douves
importantes, comme celle d'Angkor Thom ou celle d'Angkor Vat,
ont été alimentées aussi par canaux.
La particularité et le côté génial
du baray (prononcer baraï) tiennent dans son principe de construction. Ce n'est
pas un simple trou ou un gros réservoir creusé pour
conserver de l'eau. Le stockage sous le niveau du sol exige machinerie
et énergie, humaine ou minérale, pour en extraire
et distribuer l'eau. Il fallait trouver plus efficace.
Le baray est tout simplement un lac construit en surélévation :
l'eau est contenue entre des digues, au dessus du niveau de la
plaine avoisinante. La digue était élevée
en remontant la terre des fossés qui étaient creusés
sur ses deux flancs. Une fois le bassin en charge, le fossé
extérieur, tel un drain, recueillait les infiltrations
d'eau.
Les hommes, le temps et le climat ont fait leurs oeuvres, et, en l'absence d'une réelle documentation historique, il est aujourd'hui encore impossible de reconstituer l'ensemble du génie hydraulique de la cité. Il est certain qu'il a évolué au cours des temps, ne serait ce que pour suivre les déplacements de la capitale ou pour répondre à des défis naturels imprévus... ou tout simplement à cause de nouveaux besoins. Chaque découverte est une interrogation et un éminent spécialiste du terrain, M. Groslier, s'est même exclamé " A la limite, je ne suis pas certain que la rivière Siemreap existait ". Boutade qui exprime parfaitement la profonde perplexité des scientifiques devant ce " monument d'eau "...
Aujourd'hui, seuls le baray occidental et le Srah srang sont en eaux.
Classés par ancienneté, voici les principaux ouvrages
construits : ( Les chiffres descriptifs des ouvrages sont repris
du rapport officiel ZEMP de Ferenc GARAMI, de la Fondation Royale
d'Angkor, BUDAPEST, HONGRIE, Juin 1995 )
A noter que les douves du BAKHENG contenaient 15 millions
de m3, celles d'Angkor Thom, 4 et celles d'Angkor Vat, 3.
Le baray de LOLEI à
ROLUOS (ou Indratataka) .
Oeuvre d'Indravarman (9éme siècle) il est le premier
grand ouvrage hydraulique que nous connaissions. De taille colossale,
c'est un rectangle parfait de 3.800 mètres de long sur
750 de large, construit entre des digues parfaitement rectilignes
dont la hauteur varie de 2 à 5 mètres. Il pouvait
contenir 10 millions de m3 d'eau pour un volume de terrassement
de 1 million de m3.
Il est alimenté par la rivière Roluos.
Remarquons que, comme pour les autres barays, il est quatre fois
plus long que large, qu'il s'insère perpendiculairement
sur la pente de la plaine descendant vers le Grand Lac, petit
côté du rectangle vers le point bas : choix qui permettent
d'emmagasiner un maximum d'eau par rapport à un volume
minimum de terre à déplacer pour l'édification
des digues et qui respectent les coutumes religieuses.
Le baray oriental : 890 .
Oeuvre du fils d''Indravarman, Yasovarman, fondateur du
Bakheng et de sa
cité, aujourd'hui recouverte par
Angkor
Thom et Angkor Vat.
7.500 mètres de long sur 1.830 de large, construit entre
des digues dont la hauteur varie de 5 à 8 mètres.
Il pouvait contenir 55 millions de m3 d'eau pour un volume de
terrassement de 8 million de m3.
Totalement protégé contre les eaux par des canaux
de défense, certains admettent l'idée qu'il était
un bassin sacré qui ne recevait que les eaux de pluies
et qu'il était aussi alimenté par des sources naturelles
aujourd'hui taries. Il est certain, qu'au moins à l'origine,
la rivière SiemReap n'a pas été utilisée
pour l'alimenter.Le baray occidental :
1050 .
Construit près d'un siècle et demi après
le baray oriental, sous le règne d'Udayadithyavarman II.
C'est le plus grand des baray : 7.900 mètres de long sur
2.200 de large, construit entre des digues dont la hauteur varie
de 10 à 17 mètres. Il pouvait contenir 80 millions
de m3 d'eau pour un volume de terrassement de 22 millions de m3.
Alimenté par la Siemreap canalisée, son flanc oriental
se confond avec un plan d'eau naturel.
Restauré au début des années 1950, il occupe grosso modo son espace originel.
Le baray JAYATATAKA
,
Ce mot peut se traduire par " l'auguste bassin de pierre "
ou " l'auguste pierre du bassin ". Le Jayatataka pourrait être
le grand bassin à parement de grès qui se trouve
au nord du Phiméanakas ou un immense réservoir attenant
au Phnom Bakheng, aujourd'hui totalement disparu ou le baray attenant au
Prah Khan.
Le baray SRAS SRANG (Le bain royal)
,
700x 350 mètres pouvait contenir 0,7 millions de m3.(Il est toujours en eau)
D- Hydrologie urbaine : l'exemple d'Angkor Thom
Présentation des monuments
de la ville.
La ville montre un système hydraulique exceptionnellement
savant et habile dont le réseau l'alimentait en eau propre,
la débarrassait des eaux usées, facilitait les transports
et communications, tout en étant connecté au reste
du système hydraulique du site.
Des rapports de voyageurs espagnols et portuguais du 16éme
siècle indiquent qu'ils avaient accédé aux
temples par bateaux depuis Siem Reap et s'étaient promenés
en barques à travers Angkor Thom.
Les douves extérieures d'Angkor Thom étaient divisées
en quatre secteurs indépendants par des digues-barrages
qui supportaient les chaussées d'accès aux portes
de la ville.
Le quadrant nord-est était alimenté en eau propre
à partir de la rivière Siemreap,
Le quadrant nord-ouest semble avoir été alimenté
par un canal provenant du baray à l'ouest de Preah Khan
et se dégorgeait dans le baray occidental
Le quadrant sud-est recevait les eaux propres de la rivière
par deux canaux et les dégorgeait dans le réseau
hydraulique d'Angkor Vat
Le quadrant sud-ouest, le plus bas, recevait les eaux usées
de la ville par le déversoir du Beng Thom. Son dégorgement
se faisait par trois canaux.
Le Beng Thom, bassin rectangulaire situé à l'angle
sud-ouest des murailles d'Angkor Thom, à la cote la plus
basse de la ville, servait de collecteur principal des eaux usées.
Il se déversait dans le quadrant sud-ouest des douves par
cinq canalisations voûtées de 60 mètres de
long, 9 mètres 30 de large et 1 mètre 70 de haut,
qui passaient sous les murailles. Il était alimenté
par un canal, large de 40 mètres, qui suivait le périmètre
intérieur de la ville à quelques 100 mètres
en retrait des murailles.
Il convient de noter qu'il semble que les barays ne furent pas
utilisés concomitamment.
De nombreux auteurs soutiennent que les barays ont été
progressivement abandonnés à cause d'un phénomène
d'envasement. D'autres, calculs à l'appui, sont convaincus
que cette théorie est fantaisiste.
Il apparaît comme certain que des fortes baisses de disponibilité
en eau, dû à des prélèvements excessifs
en amont des barays et/ou l'approfondissement progressif par érosion
des canaux de remplissage soient les raisons majeures de l'abandon
des barays.
Quoiqu'il en soit, tout ce système hydraulique est aujourd'hui
fortement endommagé et quasiment inopérant alors
que la région vit une pénurie d'eau : la simple restauration
des anciennes capacités de stockage apparaît comme
une nécessité économique doublée d'une
évidence archéologique.
La reconstruction des principaux ouvrages hydrauliques des rois
khmers devra un jour être réalisée.
F- L'abandon d'Angkor : l'hypothèse de Heng L. Thung
Lire étude détaillée : la fin d'Angkor.
Le plus grand mystère d'Angkor est celui de sa fin. On sait qu'elle fut brutale et on la date de 1432, année de la seconde mise à sac de la ville par les Thaïlandais. L'usage guerrier de l'époque voulait que toute la population "utile" soit déportée. La Cité se retrouvait donc, une nouvelle fois, saccagée et pillée, sans main d'oeuvre, et, comble du désespoir, sans eau . Elle fut donc désertée, par les vainqueurs, pour des lieux plus hospitaliers et, par les vaincus, pour des lieux plus éloignés de la frontière siamoise.
De nombreuses observations conduisent à penser que la ville
se trouvait confrontée, même au temps de sa splendeur,
à un sérieux problème d'alimentation en eau.
D'immenses travaux, allant du détournement de la rivière
jusqu'au déplacement de la capitale ont été
alors lancés, mobilisant en permanence des cohortes d'esclaves.
Angkor était un chantier permanent de maintenance et de
nouveaux travaux qui ne pouvaient se justifier que grâce et
par l'autorité d'essence divine du roi.
Or la monarchie avait délaissé le Brahmanisme, religion
socialement et politiquement fortement structurée, au profit
du Bouddhisme du Petit Véhicule,
religion libérale par essence. Au début du XIVéme
cette religion avait commencé à supplanter la première
et, conséquence première, les monarques avaient
perdu la base idéologique, les règles et le consensus
sur lesquels ils avaient construit l'empire. Ils étaient
devenus de simples rois abandonnés des dieux.
( Lire l'extinction du Brahmanisme
)
En 1965, le géologiste français Escande se demandait si l'extinction du site n'était pas due à un phénomène géologique. La réponse est aujourd'hui, grâce aux photos satellite, amplement démontrée : au cours des siècles récents la région de Bangkok s'est enfoncée, celle d'Angkor s'est surélevée.
L'élévation moyenne de la croûte terrestre pour le site d'Angkor est évaluée à quelques 5 mm par an. Ce phénomène n'est pas unique au monde, mais sa conséquence pour les khmers est terrible : le choix du site d'Angkor, malgré les apparences, était un mauvais choix, car il était impossible à terme de stabiliser les ouvrages hydrauliques et le régime des rivières, sauf à construire un barrage de retenue d'eau très en amont de la Cité.
Les Khmers de l'époque, inconscients de ces données géologiques, ne pouvaient que s'étonner de la difficulté à maintenir le réseau en état... et mettre ces problèmes sur le compte des dieux...